jeIl se prĆ©sente en costume gris clair, chemise blanche et grosses lunettes noires. Peter Cherif, un mĆ©tis chauve et trapu, a le visage cachĆ© par un masque chirurgical bleu. Ā« Paris 20e Ā», rĆ©pond dāune voix forte, avec un lĆ©ger accent citadin, lāaccusĆ© de 42 ans, lorsque le prĆ©sident de la cour dāassises lui demande oĆ¹ il est nĆ©. Ā« Je conteste tous les faits reprochĆ©s Ā», annonce-t-il dāemblĆ©e, ce lundi, Ć lāouverture de son procĆØs pour ses activitĆ©s avec Al-Qaida au YĆ©men et son implication potentielle dans les attentats de Charlie Hebdo devant la cour dāassises spĆ©ciale de Paris.
Cette cour attend des rĆ©ponses, et elle l’a signifiĆ© mardi avec insistance Ć Peter Cherif. Le prĆ©sident lui demande d’abord de retirer son masque. Il s’exĆ©cute, dĆ©voilant une barbe fournie, mais reste stoĆÆque. Ā« Je ne souhaite pas parler, Madame la prĆ©sidente Ā», annonce-t-il laconiquement, bras croisĆ©s et tĆŖte baissĆ©e. Ā« Vous dites contester tous les faits qui vous sont reprochĆ©s… Il faudrait quand mĆŖme que vous parliez pour que nous comprenions… Ā», s’agace-t-elle.
On en est donc rĆ©duit Ć lāanalyse de lāenquĆŖteur de personnalitĆ© pour comprendre comment cet enfant issu dāune citĆ© HLM du 19e arrondissement de Paris sāest transformĆ© en djihadiste aguerri. Dans les HLM de la Porte de Pantin oĆ¹ il a grandi avec sa mĆØre tunisienne, Peter Cherif nāa pas eu une enfance heureuse. Son pĆØre guadeloupĆ©en, violent, a souvent Ć©tĆ© incarcĆ©rĆ©. Le jeune Peter sāest attachĆ© Ć lui malgrĆ© les rĆ©ticences de sa mĆØre. Ć la mort de son pĆØre, Peter Cherif nāavait que 15 ans. Il en voulait terriblement Ć sa mĆØre de lāavoir empĆŖchĆ© de le connaĆ®tre davantage. Ā« Il a eu un sentiment de rĆ©bellion et sāest enfui Ā», raconte lāenquĆŖteur de personnalitĆ©.
L’Ć©lĆØve brillant, qui rĆŖvait de devenir agent de change, est tombĆ© dans la petite dĆ©linquance alors qu’il Ć©tait au lycĆ©e Bergson. Plusieurs vols Ć main armĆ©e lui ont valu un sursis en dĆ©tention. Au dĆ©but des annĆ©es 2000, son demi-frĆØre Sony Cherif a Ć©tĆ© condamnĆ© Ć 18 ans de prison pour le meurtre d’une prostituĆ©e bulgare de 19 ans, qu’il a toujours niĆ©.
Peter Cherif, lui, fume beaucoup et dort dans des squats. Ce grand gaillard mĆØne une vie dĆ©sorganisĆ©e. Seul son groupe dāamis du 19e arrondissement ā āādont il ne parle curieusement jamais Ć lāenquĆŖteur de personnalitĆ© ā constitue un pilier. Parmi eux ? Les frĆØres Kouachi, futurs auteurs de lāattentat de Charlie Hebdo, ou Boubakeur El-Hakim, futur Ć©mir de Daesh. Ć 20 ans, Peter Cherif Ć©prouve le besoin de Ā« se remettre dans le droit chemin Ā» et sāengage dans lāarmĆ©e. Ā« Il voulait les honneurs pour se rattraper Ā», estime son frĆØre. Mais lors dāun saut en parachute, Peter Cherif se blesse et voit sa carriĆØre militaire compromise.
Rachat
C’est Ć ce moment-lĆ qu’il se serait converti Ć l’islam. De retour en ville, Peter Cherif a pris un emploi de chauffeur-livreur puis a dĆ©missionnĆ© en 2003 pour travailler dans un kebab, “plus compatible” avec ses horaires de priĆØre. “Il cherchait une rĆ©demption face Ć toutes ces bĆŖtises”, pense son demi-frĆØre Sony.
L’islam peut-il lui apporter des rĆ©ponses ? Ā« Il a changĆ© pour le mieux Ā», dit sa mĆØre Ć l’Ć©poque. Le jeune homme a arrĆŖtĆ© de fumer, mĆØne une vie plus stable et frĆ©quente rĆ©guliĆØrement la mosquĆ©e. Il s’est mĆŖme mis en couple avec une amie de fac, avant de la quitter, trop stricte dans sa pratique de l’islam. A tel point qu’Ć 21 ans, en 2003, Peter Cherif s’estime Ā« radicalisĆ© Ā». Le Parisien quitte la France pour Damas (Syrie), puis l’Irak, oĆ¹ il prend les armes contre les AmĆ©ricains.
Son sĆ©jour tourne court avec la prise de Falloujah et son incarcĆ©ration dans les prisons irakiennes, notamment Ć Abou Ghraib, qui Ā« renforcent son radicalisme Ā». LorsquāAl-QaĆÆda le libĆØre de sa prison en 2007, Peter Cherif ne veut plus partir Ć la guerre. Il se rend aux autoritĆ©s et rentre en France en 2008, oĆ¹ il est dĆ©tenu provisoirement pendant 18 mois Ć la SantĆ©. Le djihadiste rĆ©intĆØgre le 19e arrondissement, au sein de son groupe dāamis, qui formera le rĆ©seau djihadiste dit des Ā« Buttes-Chaumont Ā». Peter Cherif cherche une Ć©pouse pieuse avec laquelle sāinstaller Ć lāĆ©tranger, loin du Ā« racisme Ā» quāil dit avoir subi en France. Dans un pays musulman strict, qui correspond Ć ses valeurs trĆØs conservatrices. Pourquoi pas lāArabie saoudite ou le YĆ©men ?
Mais avant cela, il doit ĆŖtre jugĆ© Ć Paris pour son passage auprĆØs d’Al-Qaida en Irak. L’homme qui affiche un visage de repenti prend finalement la poudre d’escampette deux jours avant le verdict, en mars 2011. Il se rend au YĆ©men, oĆ¹ il vivra avec sa femme et ses deux enfants en tant que chef d’Al-Qaida. AuprĆØs de l’enquĆŖteur de personnalitĆ©, il Ć©voque des activitĆ©s Ā« humanitaires Ā» et garde volontairement floues ses fonctions rĆ©elles au sein de l’organisation terroriste. Ā« L’engagement que j’avais relevait d’une sensibilitĆ©, d’une bienveillance Ā», ose-t-il dire. Aux enquĆŖteurs, il dĆ©clare aussi : Ā« J’ai participĆ© Ć l’essor Ć©conomique, au maintien de l’ordre avec des acteurs rĆ©gionaux reconnus par leurs pairs. Ā»
Compagnie de la mort
Sur le banc des accusĆ©s, Peter Cherif a lāair dāun chef dāentreprise. Sauf que sa sociĆ©tĆ© a semĆ© la mort entre 2011 et 2018. Il a finalement dĆ©mĆ©nagĆ© avec sa famille Ć Djibouti avant dāĆŖtre arrĆŖtĆ© par les autoritĆ©s. Il sāappelait alors Mohamed Abderrahman et travaillait comme comptable. Le pĆØre passait ses journĆ©es principalement Ć faire des recherches sur lāĆ©lectronique, lāarmement, les explosifs et la formation militaireā¦ Loin dāĆŖtre stupide, Peter Cherif sāest inscrit en prison pour Ć©tudier la psychologie et la physique quantique aprĆØs avoir obtenu une premiĆØre licence de littĆ©rature quelques annĆ©es plus tĆ“t.
Mais il prend toujours soin d’Ć©viter les dĆ©tails de sa vĆ©ritable activitĆ© au sein d’Al-QaĆÆda. Ā« En Irak, je faisais partie de la rĆ©sistance, on nous voyait comme des sauveurs Ć Falloujah Ā», confiait-il Ć l’enquĆŖteur de personnalitĆ© en 2019, ne semblant Ć©voquer aucun remords. Est-il toujours dans le mĆŖme Ć©tat d’esprit ? Le tribunal a tentĆ© en vain de lui arracher une rĆ©ponse. Ā« Votre passage en Irak est-il une source de fiertĆ© ou un Ć©vĆ©nement sur lequel vous aimeriez tourner la page ? Ā», lui a demandĆ© le procureur gĆ©nĆ©ral. Ā« Je suis dĆ©solĆ©, je vais maintenir la mĆŖme ligne de conduite et je ne vais pas rĆ©pondre Ć vos questions Ā», a insistĆ© l’accusĆ© sur la dizaine de questions qui lui ont Ć©tĆ© posĆ©es.
Le colosse vacille finalement sur une question de Richard Malka, l’avocat de Charlie Hebdo : “Ne serait-ce pas un minimum de respect envers les parties civiles que de leur parler ?” “Je tiens Ć m’excuser si mon attitude envers les parties civiles provoque de la frustration, je veux respecter leur douleur”, rĆ©pond Peter Cherif. “Je n’ai pas eu de facilitĆ© Ć m’exprimer devant ce public, je suis Ć l’isolement depuis six ans, je n’Ć©tais pas prĆ©parĆ©”. Dans la journĆ©e, le tĆ©moignage bouleversant de Fatma, son ex-femme qui l’a Ć©pousĆ© de force Ć 16 ans, finira par le convaincre de s’exprimer. Le fera-t-il devant les victimes de l’attentat de Charlie Hebdo ?