à Cannes, Francis Ford Coppola présente son kamikaze et sa fable gratuite


CONTREétait la séance la plus attendue de cette première semaine cannoise. Ce sera probablement le plus commenté de toute l’édition 2024. Même les plus vilipendés, si l’on en croit les bavardages entendus ici et là juste après la projection du film en IMAX, jeudi matin à Cannes, où il est dévoilé en compétition. Depuis plusieurs jours, certaines critiques attendent Mégalopole avec le couteau entre les dents : ils s’en donneront probablement à coeur joie.

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Le 26e long métrage du réalisateur de Parrain et D’Apocalypse maintenant est si insolite, excessif et agressif qu’il a toutes les raisons d’être poignardé dans l’enceinte du Palais, comme César dans la curie de Pompée.

Une fable à la morale utopique sur fond d’événements permanents

A 85 ans, Francis Ford Coppola confirme qu’il n’a certainement pas envie de se poser et jette devant les festivaliers moqueurs un péplum futuriste aux mille tours et autant de visages dont les idées, il faut le dire, tiennent souvent plus. d’un geste artistique d’avant-garde qu’un long métrage de fiction au sens classique du terme.

Totalement libre puisqu’il a autofinancé ce blockbuster à 120 millions de dollars sans studio en main, le cinéaste s’est donné carte blanche pour cette histoire qu’il définit lui-même comme une « fable ». Le mot est bien choisi : par sa fiction abondante, Mégalopole livre une morale utopique sur fond d’événements permanents, construisant un pont entre la Rome antique et le New York du futur proche.

Dans la Nouvelle Rome donc, dans une Amérique en décomposition, deux visions de l’avenir s’affrontent pour la ville : celle de l’architecte utopiste César Catilina (Adam Driver) et celle du maire Frank Cicero (Giancarlo Esposito). Président de la commission d’urbanisme, César a aussi le pouvoir d’arrêter le temps (allez comprendre pourquoi). Il a également découvert un matériau révolutionnaire aux propriétés moléculaires miraculeuses, le Mégalon, qu’il souhaite exploiter pour son projet de rénovation éco-responsable et high-tech dans la Nouvelle Rome.

Pour construire un monde meilleur, il peut compter sur le soutien de Julia (Nathalie Emmanuel), la fille de Cicéron dont il est tombé amoureux. Mais il doit aussi affronter le vieux monde corrompu incarné par Cicéron et de nombreux ennemis – dont le plus pernicieux d’entre eux, son cousin et rival à la trumpiste Clodio Pulcher (Shia LaBeouf). Alors qu’un cataclysme menace la Nouvelle Rome, un complot se trame visant l’architecte…

Voilà pour l’aspect le plus rationnel de Mégalopole. Mais ce semblant de colonne vertébrale porte un corps fantastique et composite, une créature de Frankenstein où, comme dans une orgie, on se régale aux côtés du péplum, de la SF, de la comédie satirique, du fantastique… A vrai dire, Mégalopole est tout et son contraire. Le bling-bling hideux confine aux éclairs visuels poétiques.

Des digressions pédantes et verbeuses citant Plutarque ou Marc Aurèle alternent avec de vibrants monologues sur l’avenir de l’humanité. La vulgarité se bouscule avec la noblesse. Le grotesque avec le grandiose. Coppola fait bouger les statues, fait faire à Shia LeBeouf une figure hystérique en sandales, se cite sans vergogne, glisse des dialogues en latin, filme le temps qui passe vers la mort et qu’il aimerait tant arrêter comme dans James rouillés’autorise des gros plans dignes d’un clip dans une ambiance de cirque comme dans Crise cardiaquebrise même la frontière avec l’écran…

Vortex onirique et suicidaire

Bref, comme nous le disait son distributeur français Jean Labadie, d’un acte à l’autre, il est impossible d’anticiper les rebondissements de cette fantaisie coppolesque. Les amoureux de Parrain va détester Mégalopole, qui incarne tout sauf le retour du cinéaste à son passé glorieux. Producteur, scénariste et réalisateur, l’empereur François, pour le meilleur et (avouons-le, parfois) pour le pire dans cette méga-déroutante odyssée, n’obéit presque à aucune règle et court comme un enfant après toutes ses passions.

Culture ancienne, philosophie, politique, arts, nouvelles technologies, obsession du temps, architecture, famille, courage… Un condensé à 360° de sa vie où la cohérence du scénario lui importe peu. que la sobriété.

De ce vortex onirique et suicidaire – surtout pour une séance de compétition face aux meutes rieuses de Cannes – les acteurs ne sortiront pas forcément tous intacts. Adam Driver en particulier, qui semble souvent ne pas savoir sur quel pied danser et surjoue les excès, contrairement à la force tranquille du toujours impeccable Giancarlo Esposito.

Francis Ford Coppola, lui, risque tout. Ici, il est déjà affaibli par un article récent dans Gardien décrivant un tournage en roue libre, avec des techniciens livrés à eux-mêmes et abandonnés par un grand patron enfermé dans sa caravane, la marijuana pour fidèle compagne. Bonne chance aux distributeurs du film pour le positionner en salles, car Mégalopolis évite toute formule.

Notre avis sur le film

Et nous ? Soyons francs : l’auteur de ces lignes est sorti assommé de ces 2 heures 18 minutes de projection sans filtre, avec pour seule assurance l’impression de n’avoir jamais vu quelque chose de pareil à l’écran. Une seconde vision hors de la fureur azuréenne, à l’automne, s’imposera déjà. La singularité, l’imprévisibilité et les nombreuses expérimentations de Mégalopole à lui seul en font un objet cinématographique fascinant.

Sa foi désarmante dans l’avenir de l’humanité, à contre-courant des doxas déclinistes de l’époque et transmise par la voix émouvante du coryphée Laurence Fishburne, réjouit l’âme et offre Mégalopole son cœur le plus vibrant. Un optimisme qui n’a rien de réjouissant puisque Coppola souligne clairement le gouffre au-dessus duquel se trouve son propre pays, sa civilisation décadente et déchirée. Mais il choisit de croire à la rédemption car sinon, quand le peuple « n’y croit plus », c’est le début de la chute, glisse un protagoniste.

Avec Mégalopole, Francis Ford Coppola est entré dans l’arène avec le numéro le plus kamikaze proposé aux jeux du cirque de Cannes. Bravo pour l’audace du geste et les quelques vraies réussites formelles de cette épopée d’or et d’ébène pas comme les autres. Mais seulement un peu plus de temps doit nous confirmer si ce que le gladiateur Coppola accomplit avec Mégalopole résonnera dans l’éternité. Si le temps joue en son faveur. Ou si les critiques avaient raison.

Mégalopole, de Francis Ford Coppola (2:18). Sortie française indéterminée.