Chemin Roxham | Des dizaines d’enfants seuls
« En ce moment, nous avons plus que jamais »
Ils ont généralement de 12 à 17 ans, mais peuvent avoir jusqu’à 10 ans. Ils viennent d’une grande variété de pays : Afghanistan, Turquie, Angola, Venezuela, Mexique, Pakistan, Congo. Leur nombre est tel que 10 travailleurs sociaux se consacrent désormais uniquement à cette clientèle dans le Programme Régional d’Accueil et d’Intégration des Demandeurs d’Asile (PRAIDA).
En 2018, PRAIDA a créé une équipe dédiée aux mineurs non accompagnés qui empruntent Roxham Road « afin de fournir des soins et des services sociaux plus ciblés », car ces mineurs doivent être suivis jusqu’à leur majorité par des travailleurs sociaux.
« Nous en recevons entre un et six par semaine », explique un intervenant communautaire, étroitement impliqué dans la gestion du dossier de ces enfants. Elle a demandé à ne pas être nommée, car elle n’est pas autorisée à parler aux médias.
« Ça fait longtemps que ça dure et ça va avec les vagues de migration, poursuit notre intervenant. En ce moment, nous avons plus que jamais. »
En 2019, le nombre de mineurs non accompagnés s’élevait déjà à 112 dossiers pour l’année. « Nous sommes revenus aux niveaux d’avant la pandémie pour le nombre de mineurs non accompagnés », confirme Lucie Tremblay, directrice générale adjointe du CIUSSS du Centre-Ouest-de-l’Île-de-Montréal et responsable du programme PRAIDA.
C’est le ministère des Services sociaux du Québec qui nous a fourni ces chiffres sur le nombre de mineurs non accompagnés. Après deux semaines d’attente, Immigration Canada a indiqué qu’il « n’est pas en mesure » de nous fournir ces données de base sur les jeunes arrivant seuls sur Roxham Road.
A leur arrivée à la frontière, les mineurs célibataires sont immédiatement pris en charge par PRAIDA. Une assistante sociale les encadre, les accompagne dans toutes les démarches pour la demande d’asile. Immédiatement, nous leur trouvons une famille pour les loger et une école pour les accueillir.
Actuellement, 85 d’entre eux sont hébergés dans des « familles de soutien », souvent recommandées par les parents du pays d’origine, selon les chiffres fournis par le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec. « Il y a une communication obligatoire avec la famille pour vérifier que le jeune va bien chez un parent », explique l’intervenante. Immigration Canada se charge alors de vérifier l’identité des membres de ces familles d’entraide. Et puis, une évaluation de l’environnement familial est réalisée par deux assistantes sociales de PRAIDA, qui se consacrent uniquement à ce type de tâche.
Mais dans certains cas, les enfants n’ont nulle part où vivre. Les services de familles d’accueil de la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) sont alors sollicités.
Une quarantaine de mineurs non accompagnés sont actuellement hébergés dans des ressources gérées par les services sociaux, qu’il s’agisse de familles d’accueil ou de foyers de groupe. Neuf d’entre eux sont dans des appartements supervisés.
« Il voulait juste amener sa famille »
Jacques* et son épouse font partie de ces familles d’accueil qui accueillent des jeunes migrants arrivés seuls par Roxham Road. Ces derniers mois, ils en ont accueilli sept sous leur toit. Et ce qu’ils ont vu les a « troublés », nous a confié Jacques lors d’un entretien.
Le premier jeune accueilli, un jeune de 17 ans originaire du Moyen-Orient, avait été « envoyé » par sa famille élargie, qui s’était cotisée pour payer le voyage de 10 000 dollars. L’équivalent, dit le jeune, de 12 ans de salaire.
Après s’être envolé pour le Mexique, le jeune a traversé le Rio Grande à pied et a été incarcéré au Texas. Une fois libéré, un bus l’a déposé à Plattsburgh, puis un taxi, sur Roxham Road. Dès le départ, sa destination était claire : le Canada, via la Roxham Road, qui était connue jusque dans son petit village du Moyen-Orient.
«Il n’avait aucun rêve américain. Il voulait juste amener sa famille. Il avait une blonde là-bas, il me montrait sa moto, des photos… »
Il avait été choisi par sa famille parce qu’il était le plus grand et le plus fort. Il était très stressé par les rendez-vous à l’immigration, il avait peur de ne pas remplir sa mission et de ne pas réussir à faire venir toute la famille ici.
James
Le jeune a quitté sa famille après avoir eu 18 ans. Il s’est rendu chez une personne qu’il a décrite comme un membre de sa famille à Toronto. Mais Jacques est persuadé qu’il n’y avait aucune relation entre les deux.
Six autres mineurs ont ensuite été confiés à la famille de Jacques par PRAIDA en quelques semaines. Certains d’entre eux venaient du Moyen-Orient, mais la majorité provenait de pays d’Asie du Sud-Est. Presque tous s’étaient envolés pour Boston aux côtés d’autres migrants adultes, puis une caravane de taxis les avait emmenés à Roxham Road.
Deux de ces enfants sont arrivés avec plusieurs valises. «Ils avaient de beaux vêtements, de belles chaussures. Ils se sont rendus à Toronto chez, prétendument, le père de l’un des deux garçons. Ils ne connaissaient pas sa date de naissance, où il était né… et ils étaient bien trop polis au téléphone pour l’appeler un membre de la famille. »
Mais « la goutte qui a fait déborder le vase » pour Jacques et son épouse a été cette demande d’hébergement pour un enfant de 10 ans arrivé avec un « cousin » adolescent. « J’ai trouvé ça épouvantable. Le garçon de 10 ans était manifestement traumatisé. Il ne parlait pas, il ne mangeait pas. Quand je lui ai posé une question, il a attendu que le grand gars réponde à sa place. L’aîné jouait à des jeux vidéo et il n’avait pas l’air de s’en soucier. »
Ces deux jeunes ont aussi quitté Québec pour Toronto. Jacques est toujours bouleversé. « Est-ce qu’ils servent de main-d’œuvre bon marché ? Qui encaisse son chèque ? Est-ce pour rembourser une dette qu’ils ont contractée pour venir ici ? »
*Il nous a demandé de ne pas utiliser son vrai nom, car il n’est pas autorisé à parler aux médias.
Un plan « hasardeux »
Toutes les personnes impliquées dans le monde de l’immigration à qui nous avons parlé estiment que PRAIDA se livre à des enquêtes sérieuses avant de confier seuls des mineurs à des personnes qui prétendent être des membres de leur famille. « On s’assure qu’ils vont bien aux membres de la famille », explique Lucie Tremblay, responsable du PRAIDA au CIUSSS du Centre-Ouest-de-l’Île-de-Montréal.
« Il y a des enquêtes qui sont faites pour savoir si c’est vraiment la tante ou l’oncle. PRAIDA suit vraiment. S’il y a un membre de la famille ici, ils s’assurent qu’il s’agit bien de la famille. PRAIDA fait son travail. Ils interrogent », renchérit l’avocate Stéphanie Valois, spécialiste du droit des réfugiés.
Le phénomène des mineurs non accompagnés n’est pas nouveau pour ces acteurs du monde de l’immigration. Récemment, Mmoi Valois représentait deux sœurs du Cameroun. Les deux filles sont arrivées seules aux États-Unis à l’âge de 11 et 15 ans. Elles vivaient avec un ami de la famille qui a fini par les mettre à la porte lorsque la grande sœur a atteint sa majorité. Ils sont arrivés au Canada à 18 et 14 ans.
« La grande travaille, elle s’occupe de sa petite soeur, raconte Mmoi Valois. Nous avons fait des recherches avec la Croix-Rouge pour retrouver leurs parents. Ils ont disparu. Les deux jeunes filles attendent toujours une décision dans leur cas.
Les familles peuvent en effet envoyer un enfant demander l’asile dans le but d’attirer d’autres parents. Mais ce plan est souvent voué à l’échec, observe Stéphane Reichhold, de la Table ronde des organismes au service des réfugiés et des immigrés.
L’enfant doit d’abord être reconnu comme réfugié, ce qui peut prendre un an ou deux. Ensuite, il doit être majeur pour parrainer ses parents. Cela peut prendre des années pour que cela se concrétise. C’est très risqué.
Stéphane Reichhold, de la table ronde des organismes au service des réfugiés et des immigrants
Les craintes sur d’éventuels réseaux d’exploitation de ces seuls mineurs sont toujours présentes, indique l’intervenante qui travaille au plus près de ces mineurs non accompagnés. « Quand on a un doute, on fait appel à la DPJ. Si on craint pour la sécurité de l’enfant, s’il y a des soupçons d’abus, c’est au DPJ d’évaluer cela. Un rapport a été fait. Si le rapport est confirmé, ils prennent en charge le dossier. »
Et la DPJ ne badine pas avec de tels cas, relate une travailleuse de la grande région de Montréal. Récemment, une jeune européenne de 17 ans a été hébergée dans un centre d’accueil « car il est clair qu’il y a un réseau après elle », dit-elle. Le jeune était arrivé par avion, et non via Roxham Road.
« Nous aurions pu la mettre dans un avion et la renvoyer dans son pays, mais la police est certaine qu’elle aurait été interceptée à l’aéroport. C’est tout un débat : doit-on le garder ici ou le rendre ? »
canada-lapresse