QQu’est-ce qui fait que « nous » existons ? Pardonnez-moi l’expression, mais le « faire société » sous toutes ses formes est agaçant, et il finit par ne plus vouloir dire grand-chose dans « l’archipel français ». Autrement dit : le « nous » est en difficulté. Nous sommes prêts à nous jeter à la renverse pour une place de parking ou un démarrage lent au feu vert. Nous ne nous aimons pas. Ce n’est pas nouveau, nous le savons depuis la Saint-Barthélemy au moins, sans parler des têtes tondues de la Libération ou d’une certaine forme prise par l’actualité politique.
Pourtant, jusqu’à récemment au moins, nous avions des points de rencontre, des « valeurs communes » pour reprendre les grands mots. Au bout de dix minutes, disait-on, deux Français qui discutent ensemble abordent forcément le sujet de la nourriture et, au bout d’un quart d’heure, c’est le vin qui devient le sujet de conversation. Pour élargir le sujet, il conviendrait d’ajouter l’adresse du bon boulanger qui se lève tôt, du boucher qui choisit ses bêtes et du caviste qui a le chic pour dénicher de bons « petits » vins bon marché.
Avons-nous fait table rase ? Que reste-t-il de nos amours ? Les fast-foods, les hypermarchés et supermarchés, les smartphones, les réseaux X et TikTok, les hygiénistes bornés qui confondent vin et alcool de bois, les vegans, idiots utiles de l’exploitation humaine, ont-ils eu raison de nos beaux jours ? Peut-être pas, car l’excès génère toujours une contre-offensive, une réaction opposée. Du moins, il faut l’espérer. Sinon, l’avenir risque de ressembler à Soleil vert, Le film de Richard Fleischer.
En attendant l’hypothétique retour du beau et du bon, la consommation de vin diminue régulièrement, mais pas celle des mauvais alcools et encore moins celle des psychotropes ou des drogues, de moins en moins douces. On s’est moqué de nous, parmi les militants abstinents à œillères, quand on affirmait que vin et civilisation allaient de pair. Qu’en est-il aujourd’hui ?
La culture du vin a quitté le populaire pour se réfugier auprès des fils ou des petits-fils d’une catégorie, en voie d’extinction, qui buvaient du Mozart ou savouraient du Dumas en récitant les villages de la Côte-d’Or ou la liste des grands crus classés du Médoc. Ou, plus clairement, auprès de cette élite tant décriée qui ne confond pas culture et sens de la fête. L’une est éduquée, l’autre improvise. Nous défendons l’idée qu’il n’est pas nécessaire de pratiquer le solfège pour apprécier la musique et que connaître par cœur la liste des premiers crus de Meursault n’est pas nécessaire pour savourer un joli blanc sec.
Le temps de la cave et du four à pain
En revanche, le goût des choses est affaire d’initiation, d’approche, de transmission. C’est ainsi que cela se faisait dans les familles autrefois, quand on prenait le temps. Apprendre le vin représentait souvent le passage de l’enfance à l’âge des grandes découvertes… Et aujourd’hui, qui s’en soucie ? Où, dans quel environnement ?
Le vin modeste est en train de disparaître. Pourtant, quand on regarde un peu en arrière, dans les villages, chaque maison avait sa cave ou son cellier, son four à pain et un bout de vigne. Cela ne relevait pas du luxe mais de l’essentiel. Le paravent a remplacé le grand-père et, parfois, le repas de famille. Le gigot du dimanche n’est plus un rêve, et le vin est devenu trop souvent un usage réservé au CSP+. Sauf en milieu rural, quand on n’est pas trop loin d’un vignoble.
Bien sûr, les cavistes fleurissent, même si la grande vague d’installations s’est transformée en petite vague, il en existe encore un peu partout, dans les petites villes une ou même deux, mais pour une clientèle souvent déjà avertie, qui consomme entre amis et occasionnellement. On ne boit plus, c’est vulgaire. On déguste. Même sur les écrans des machines à café, où ce qui coule n’a que de très loin à voir avec un nectar, on nous souhaite : « Bonne dégustation ! »
Les causes sont multiples, les sociologues les énumèrent mieux que nous. Le mouvement Slow Food était une initiative intelligente, mais dans tous les domaines de l’évolution de la société, c’est la rapide qui a triomphé, et il faut une bonne dose d’optimisme pour prédire un retour au « pas de hâte ». Il est vrai que peu de gens auraient parié sur un tel succès des JO, mais quand même !
Les grands vins sont devenus inabordables
Et puis, il faut parler du truc qui fâche : le prix. Bien sûr, il y a le réchauffement climatique. Bien sûr, les rendements ont diminué et la qualité a augmenté. Bien sûr, les matières sèches (bouchon, bouteille, emballage, etc.) gonflent bien au-delà de l’inflation réelle. Évidemment, il faut rémunérer les producteurs pour leur travail, surtout si l’on s’oriente vers le bio. Cela n’explique pas tout. La cavalcade vers l’export a bouleversé toutes les limites et toutes les logiques. Celle qui prédomine se résume ainsi : plus c’est cher – on dit « valorisé » – mieux c’est !
Conséquence de cette course au canard sans tête, les grands vins sont devenus inabordables pour une très large majorité des ménages français. Et ceux qui peuvent se les permettre, mais qui ont encore quelques neurones, trouvent que mettre de telles sommes dans un produit plaisir voué à disparaître par voie naturelle est une supercherie. Restent les collectionneurs qui, par définition, conservent mais ne consomment pas. Dans cette histoire, l’effet de ruissellement existe, mais il est négatif. L’image du vin cher ternit le vin bon marché. Il suffit de regarder Bordeaux, où les premières victimes de la crise sont les « petits Bordeaux » qui, s’ils n’ont pas une clientèle particulièrement fidèle, souvent visitée et livrée, se retrouvent contraints de fermer ou de revendre en dessous du coût de production à la grande distribution.
Dans la restauration, le vin est devenu une variable d’ajustement. Les loyers augmentent, les matières premières augmentent et tout le reste, donc on obtient des multiplicateurs toujours plus élevés. Et, comme on ne peut pas faire « fois 4 » sur une bouteille achetée 150 euros, on se rattrape sur celle qu’on a négociée à 8 euros… De ce point de vue, le BIB (Sac dans une boîte) c’est une aubaine. Il permet de vendre un verre de vin très entrée de gamme au prix de 5 litres chez Metro.
Taux d’alcool trop élevés
Donner envie aux Français de renouer avec le vin, élément fondamental de notre patrimoine, n’est pas une tâche facile. Cet été, Hervé Romat, l’un des œnologues de terrain qui réfléchit depuis longtemps à l’avenir de ce « produit », a été invité à parrainer la remise des diplômes de la promotion 2024 des jeunes œnologues bordelais. Il les a encouragés à se débarrasser de la » recettes (ce qui a conduit à) une inadéquation avec les marchés, voire un manque d’intérêt des consommateurs. Trop d’alcool, trop d’extraction et donc de tannins, trop de bois. Bref, dit-il, il faut penser à des vins plus faciles à consommer avec plaisir, avec moins de « d’identité technologique, mais avec plus d’attention aux terroirs, de sensibilité (tout en gardant la rigueur) et des propositions diversifiées et différenciées, avec plus de complexité et d’élégance que de richesse. » Ce virage nous semble déjà pris dans de nombreux vignobles et particulièrement à Bordeaux où l’on déguste de plus en plus de vins qui racontent l’histoire de leur lieu et non la technique.
Mais la principale difficulté reste l’alcool. Comment revenir à des rouges ou des blancs titrant 11 ou 12° ? Comme nous le verrons dans cet article spécial vin, la désalcoolisation n’est pas chose aisée et est très loin d’un développement durable. Les anciens ne se seraient pas posé la question à l’époque où l’on refroidissait les cuves en y jetant des blocs de glace. Une pratique qui est toujours interdite.
La solution vient sans doute de la gestion du vignoble, du choix des cépages, etc. Côté prix, les cavistes que nous avons interrogés pour notre reportage témoignent d’un regain de demande pour les bouteilles autour de 10 euros. Quand on dépasse les vanités et qu’on s’interroge sur les chiffres, on se rend compte que de nombreux vins proposés à des prix très élevés ne trouvent plus preneurs. La crise actuelle nous invitera peut-être à devenir plus raisonnables §
Retrouvez notre guide des salons aux vins 2024 et notre tableau des millésimes.