ENQUÊTE. Citroën produites en Russie, Stellantis victime d’un acte de « piratage industriel » ?

Une mystérieuse entreprise a repris la production de Citroën C5 Aircross dans l’ancienne usine russe Stellantis, avec l’aide du constructeur chinois Dongfeng. Le constructeur français affirme avoir perdu le contrôle du site, et se retrouve impuissant face à cette affaire qui mêle intérêts économiques et géopolitiques.

Le site citroen.ru a toutes les apparences d’un site officiel de constructeur. Dans la rubrique « voitures en stock », il annonce que 96 Citroën C5 Aircross « russes » sont actuellement disponibles à la vente. Pourtant, ni ce site ni ces voitures arborant les chevrons de la marque française n’ont rien à voir avec Stellantis, le groupe issu de la fusion de Peugeot-Citroën et Fiat-Chrysler. La guerre en Ukraine, les sanctions internationales et la politique du Kremlin ont libéré la Russie des règles du jeu économique mondial et rendent possibles de tels actes de piraterie industrielle qui semblaient impensables jusqu’à récemment.

Pour comprendre comment cela est devenu possible, il faut remonter à avril 2022, deux mois après l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Stellantis avait alors annoncé la fermeture de son usine de Kaluga, à 200 km au sud-ouest de Moscou, en raison « des difficultés logistiques rencontrées au quotidien » et « afin de garantir le plein respect de toutes les sanctions ». explique le groupe. Du jour au lendemain, ce site (dont Mitsubishi détient 30%) conçu pour produire 125 000 véhicules par an, employant 2 700 salariés, se vident, comme la plupart des autres usines automobiles en Russie.

Les Russes déterminés à faire payer leur départ aux constructeurs automobiles

Contrairement à Renault qui va rapidement, en mai 2022, vendre (pour le rouble symbolique) sa participation dans Avtovaz-Lada et son usine de banlieue de Moscou aux autorités russes, Stellantis n’arrive pas à céder ses actifs dans le pays. “Ils étaient moins bien intégrés dans le système que Renault”, analyse a posteriori un Français installé à Moscou, fin connaisseur des milieux industriels. Stellantis continue de prendre en charge les salaires des salariés dans un premier temps, mais le groupe ne cache pas qu’il n’a pas l’intention de revenir sur le marché russe, où il n’a jamais vraiment réussi à percer. « Le ministère de l’Économie a très mal pris le départ des constructeurs automobiles étrangerspoursuit ce Français, il était déterminé à ne leur faire aucun cadeau.

Pour Stellantis, cela signifie renoncer à l’usine de Kaluga, dont le groupe reconnaît désormais qu’elle a “perdu le contrôle”, sans qu’aucun transfert n’ait jamais été formellement constaté. Pendant près de deux ans, personne n’a plus entendu parler de cette usine fantôme, jusqu’au 27 mars, lorsqu’une entreprise russe, Automotive Technologies, a annoncé le démarrage de « assemblage en série des crossovers Citroën C5 Aircross » sur le site de Kaluga, qui ne semble pas avoir été perdu pour tout le monde. Le nouvel opérateur annonce l’arrivée des premiers modèles en concession pour mai 2024. Les acheteurs peuvent déjà les réserver sur le site de Citroën Russie, qui semble également avoir changé de propriétaire.

Selon nos informations, la production de ces véhicules, ainsi que les fonctions support, sont assurées par d’anciens salariés de Stellantis en Russie, mais personne ne sait exactement qui se cache derrière cette entreprise. “Officiellement, il s’agit de l’ancien distributeur Citroën en Russieexplique un journaliste russe, qui aurait investi seul pour relancer l’usine. Sur le papier c’est possible, d’autres évoquent la présence d’un gros investisseur mais ce n’est que spéculation., poursuit ce spécialiste de l’automobile, qui a pu visiter l’usine lors d’une visite de presse à laquelle aucun journaliste étranger n’était convié. Automotive Technologies n’a pas répondu aux questions de franceinfo.

Une visite d’usine qui laisse de nombreuses questions sans réponses

Cette visite, filmée par certains journalistes, a permis de voir à quoi ressemblait cette nouvelle production. fabriqué en Russie. Guidés par le directeur du développement d’Automotive Technologies, Pavel Bezroutchenko, les journalistes ont pu observer l’assemblage des premiers véhicules dans une usine à moitié déserte. “Évidemment, nous n’étions pas sûrs d’être confrontés à toute la réalité.poursuit notre journaliste. Il reste, même après cette visite, de grandes zones d’ombre.. Les Kaluga C5 Aircross sont assemblés à partir de kits de 1 700 pièces importées en Russie. Cette méthode est appelée CKD (pour renversement complet) dans l’industrie. Les carrosseries arrivent par train déjà soudées et peintes à Kaluga. Les ouvriers rassemblent toutes les pièces et la voiture devient officiellement russe. Mais qui fournit ces pièces qui permettent d’assembler une Citroën originale ? ? Ce jour-là de sa visite, Pavel Bezrushenko a refusé d’en parler aux journalistes qui lui ont posé la question. On sait juste que ces véhicules sont identiques à ceux vendus en France, à l’exception de quelques détails, comme les feux avant.

Le « complice » n’est pourtant pas bien difficile à trouver. Il s’agit de Dongfeng, le constructeur chinois, actionnaire de Stellantis, partenaire de Peugeot et Citroën dans la production en Chine du 4008 (version chinoise du 3008) et… du C5 Aircross notamment. Dongfeng Motor n’a pas répondu aux questions de franceinfo, mais une source chez Stellantis confirme que le groupe a écrit à son partenaire chinois “pour lui dire qu’il n’avait pas le droit d’exporter ces pièces vers la Russie.” Selon Reuters, Dongfeng a initialement exporté 42 kits C5 Aircross vers la Russie. D’autres ont dû l’être depuis, puisque Automotive Technologies a annoncé son intention d’augmenter la cadence de production, plafonnant pour l’instant à “deux ou trois véhicules par jour” de l’aveu même de son représentant.

« Un grand bal géopolitique »

“Tout cela reste hautement symbolique et c’est un gros boulet géopolitiquedécrypte un bon connaisseur du secteur. Cela nous permet de montrer une bonne entente entre Russes et Chinois, et le gouverneur de Kalouga peut être fier d’annoncer que l’usine est en activité.” Cette opération a forcément reçu une approbation politique de haut niveau à Moscou et à Pékin, nous ont confirmé plusieurs sources. Dongfeng appartient au gouvernement chinois et Pavel Bezrushenko est l’ancien directeur adjoint du département automobile du puissant Minpromtorg, le ministère russe de l’Industrie et du Commerce. Il a même été décoré à ce titre en 2018, par décret de Vladimir Poutine. Le nouveau “propriétaire” de l’usine de Kaluga ne semble pas craindre la perspective de sanctions dues à ses actes. Interrogé sur le sujet par des journalistes russes, il a affirmé avoir “un plan B, et même un plan C.”

Dans ce contexte, comment expliquer néanmoins le manque de virulence dont semble faire preuve Stellantis face à cette évidente spoliation de ses droits ? ? “Tout est question d’équilibre des pouvoirsexplique un consultant de l’industrie. Si vous sentez qu’on vous vole, vous vous adressez au tribunal. Mais Stellantis veut-il vraiment se mettre en colère contre le gouvernement chinois sur ce qu’il attend de ce marché ? ?” D’autant que l’idylle entre le constructeur chinois, venu en aide à Peugeot-Citroën en grande difficulté en 2013, et le groupe devenu Stellantis depuis la fusion avec Fiat-Chrysler semble toucher à sa fin. Dongfeng a récemment vendu une partie de ses actions Stellantis et racheté les usines dont elle était copropriétaire en Chine. Quant à envisager les recours légaux en Russie dans le contexte actuel…

Le nouveau visage de la Russie en 2024

Aussi symbolique que soit la production de l’usine de Kalouga, cette affaire est avant tout représentative de la nouvelle réalité dans laquelle est tombée la Russie, après avoir longtemps cherché à afficher sa respectabilité concrétisée notamment par son adhésion à l’OMC (Organisation mondiale du commerce). ) en 2012, après 18 ans d’âpres négociations. Après avoir longtemps lutté contre la contrefaçon, le pays laisse désormais projeter dans les cinémas des films américains « piratés », faute de licence, et s’aligne sur des pratiques courantes en Iran par exemple, où l’on trouve déjà des Peugeot fabriquées sans licence. l’autorisation du fabricant français. Dans les rues de Moscou, les voitures européennes disparaissent peu à peu au profit de modèles chinois, tous importés. Les constructeurs chinois hésitent à investir dans le pays malgré la coopération « sans limites » vantée par leurs dirigeants respectifs.

Charlotte

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