Le doublage, une activité dont beaucoup rêvent. Mais les places sont chères. Face aux statistiques observées par franceinfo, le constat est frappant : le milieu est peu ouvert aux jeunes et tend à favoriser dangereusement les relations communautaires. Explications.
« Cours Forrest, cours ! », « Je suis le maître du lune ». Ces phrases cultes du cinéma hollywoodien sont dans toutes les têtes… Mais en français. Dans la langue de Molière, une petite fille encourage Tom Hanks à courir, Leonardo Di Caprio exulte à la pointe du Titanic. On doit ces versions françaises emblématiques à toute une industrie : aux traducteurs qui adaptent les dialogues pour être au plus près des acteurs originaux et à ces acteurs de l’ombre qui, à travers leurs voix, reproduisent toutes les subtilités d’un jeu.
De nombreux jeunes rêvent de devenir doubleurs. Mais le chemin peut être long. Très souvent issus du théâtre, ces artistes doivent faire preuve d’une grande virtuosité. Face à un écran, il faut non seulement lire les mots qui défilent comme un karaoké, mais jouer avec une large gamme d’émotions, en adaptant sa voix en fonction des personnages. La technique est difficile et demande beaucoup de pratique.
Ainsi, dès 9 heures du matin, à l’entrée des studios, de nombreux jeunes attendent dans l’espoir d’avoir une première opportunité, ou tout simplement d’assister à une séance de doublage. Jérémie*, comédien habitué du démarchage, raconte : «L’exercice est vraiment compliqué. Beaucoup d’amis ont abandonné parce que c’est difficile de déranger les procureurs (directeurs artistiques) alors qu’ils sont déjà très demandés.
Difficile, difficile de trouver une place
Le doublage n’est pas l’industrie la plus favorable aux jeunes. En recensant les noms des acteurs présents sur la base de données RS-Doublage, Franceinfo a pu observer ceux qui sont le plus revenus et ainsi mieux comprendre leur parcours (parmi 3 800 séries et 9 400 films doublés en version française). Le constat est frappant : en 2022, sur 500 artistes parvenant à décrocher au moins cinq contrats (pour faire une voix dans un film ou une série), seule une trentaine a moins de 30 ans, soit environ 6 %. Un chiffre qui pose question sur l’insertion des jeunes comédiens dans le métier.
« Nous voyons passer beaucoup, beaucoup de nouvelles personnes, confie Anthony Panetto, professionnel du secteur. Mais nous voyons seulement une petite minorité réussir à s’imposer au fil du temps. » Cela s’explique en partie par l’omniprésence de certaines voix dans les castings. Dans la saison 4 de Choses étranges par exemple, sur les sept rôles destinés aux adolescents, seuls deux acteurs ont réellement le même âge que les acteurs originaux. D’autres, trentenaires voire quadragénaires, incarnent, par la force de leur talent, des adolescents de 15 ans. Le doublage semble donc, pour certains, un merveilleux rajeunissement, pour d’autres, plus jeunes et moins expérimentés, un secteur où les portes restent fermées.
« Il n’y a presque pas de temps pour les tests »
Il faut dire que les directeurs artistiques ont rarement le temps de faire des castings pour découvrir de nouvelles voix. « Avant, on avait la possibilité d’organiser des tests, on faisait venir trois ou quatre comédiens, explique Grégory Laisne, directeur artistique. C’était l’occasion d’essayer quelque chose de nouveau. Aujourd’hui, avec l’arrivée des plateformes de streaming, le temps n’est presque plus aux expérimentations. C’est devenu extrêmement rare et c’est un problème car il n’y a pas de place pour de nouvelles voix. »
Généralement, pour recruter des comédiens, les metteurs en scène allument leur téléphone et fouillent dans leur liste de contacts. Cette industrie prolifique repose donc sur des exploitations artisanales. « Il y a un côté très humain, explique Adrien, comédien. Nous pouvons communiquer directement avec les AD et nous faire connaître. Ce n’est pas comme au cinéma, où sans agent, c’est beaucoup plus difficile d’obtenir un contrat.» Si ces logiques de réseau offrent une plus grande liberté, elles peuvent donc favoriser un certain sentiment de vivre-ensemble.
Un recrutement opaque
Si en janvier, le scandale des « nepo babies » (filles et fils de) a frappé Hollywood – et plus généralement le monde du cinéma -, l’industrie du doublage en France a été largement épargnée. Pourtant, le népotisme y règne, et très fortement. D’abord pour des raisons purement pratiques, puisque lorsqu’on a besoin de la voix d’un enfant, il est plus facile d’utiliser la sienne ou celle d’un collègue. Mais après enquête sur le profil des 20 et 30 ans parvenant à se faire une place dans le doublage en 2022 (en observant les noms qui revenaient le plus sur la base RS-Doublage), la moitié sont composées d’enfants âgés d’acteurs, de directeurs artistiques ou d’autres célébrités. Contrairement au cinéma, les castings sont plus rares. Le réseau des parents aide donc plus massivement à trouver une place de choix. Game of Thrones, Éducation sexuelle, Élite: les contrats pour les « bébés nepo » sont légion et souvent prestigieux. Ce qui pose parfois des questions sur les conditions de recrutement.
En comparant les données observées sur RS-Doublage et celles de l’Internet Movie Database (IMDb), il est possible de constater, année après année, le nombre de contrats décrochés par des jeunes de moins de 30 ans pour donner leur voix dans un film, une série , un dessin animé ou un jeu vidéo. (Les acteurs qui n’ont pas réussi à décrocher cinq contrats en 2022 sont exclus de l’échantillon.) Entre ceux qui bénéficient d’un réseau dès la naissance et ceux qui réussissent tout aussi bien, mais sans aide familiale, la distinction est nette. Les « bébés Nepo » arrivent en moyenne plus tôt sur le marché du travail, parfois même dès l’âge de 4 ans. On les voit faire des voix d’enfants dans les séries américaines Moyen et évasion de prison ou dans une multitude de dessins animés.
Mieux armés que leurs confrères, certains d’entre eux ont construit des carrières impressionnantes. C’est le cas d’une jeune comédienne qui a décroché à 18 ans une trentaine de contrats. Son père, directeur artistique, participe activement à sa carrière en la faisant participer à des dizaines de ses projets. Un autre encore obtiendra, en 2022, 78 rôles et 100 l’année précédente, alors que la moyenne des jeunes sans réseau avoisine 25. Les parcours des « bébés nepo » varient, mais sont pour la grande majorité plus conséquents que ceux qui ont aucun parent dans la région. Si la fille de Benjamin Biolay et Chiara Mastroianni a été vivement critiquée sur les réseaux sociaux pour sa présence dans le film Rosalie aux côtés de son père, les « bébés nepo » du doublage sont libres de décrocher de nombreux contrats à l’abri des regards envieux.
« Il y a beaucoup d’écarts »
Pour certains, le népotisme constitue un réel problème. « Il y a beaucoup d’excès dans ce métier, confie un metteur en scène souhaitant garder l’anonymat. La majorité des grands directeurs artistiques ou des grands acteurs mettent leurs enfants dans le doublage. J’ai même parfois vu des gens se demander si les enfants le voulaient vraiment ou si ce n’était pas les parents qui les poussaient absolument. ». Mais le sujet reste extrêmement tabou.
« Les grands noms font pleuvoir et brilleril continue. Nous ne pouvons pas faire grand-chose. Je pourrais être complètement mis sur liste noire si j’en parlais ouvertement. C’est d’ailleurs la première chose qu’on apprend aux débutants : ne pas aller à contre-courant des grands noms du métier. Mais il est regrettable que nous ne puissions pas avoir un débat ouvert sur cette question.» Des critiques autour du recrutement des « filles et fils de » sont alors formulées. « en catimini, dans un coin du studio ».
Sur les réseaux sociaux aussi, le débat semble inutile pour certains. Parler de népotisme dans le doublage « C’est aussi absurde que de dire : c’est un abus, les enfants d’agriculteurs ont plus de facilité à devenir agriculteurs que les gens qui ne sont pas issus des champs », peut-on lire sur Twitter. Une actrice veut elle aussi nuancer cela entre-elle et déclare :« Je suis presque sûr que 95 % des bébés nepo sont talentueux. »
« S’ils étaient mauvais, leurs filles et leurs fils ne réussiraient pas à long terme »
Pas question pour autant de remettre en cause le talent certain de ces jeunes comédiens. D’autant qu’en étant immergés dans le métier dès l’enfance, il est évident qu’ils seront mieux à même d’intégrer les attentes d’un secteur aussi compétitif. Mais dans ce domaine, le mythe de l’artiste ne réussissant que grâce à son talent est tenace. « S’ils étaient mauvais, leurs filles et leurs fils ne réussiraient pas à long terme »expliquent certains professionnels interrogés.
Or, le système de sélection favorise dangereusement les mêmes personnes. Personne n’interdit à un directeur artistique de mettre son enfant à tous ses castings, au risque de négliger des voix tout aussi talentueuses. Claire, une actrice de 24 ans, déclare : « Il est parfois possible de perdre des rôles. Par exemple, si je suis une actrice dans une série, alors, si elle fait un gros film au cinéma, ce n’est pas sûr que ce soit moi qui décroche le contrat. Le réalisateur voudra mettre en valeur leur fille et donc cela réduira mes chances d’obtenir le rôle. Les jeunes comédiens sans réseau préalable ne semblent cependant pas éprouver d’amertume. Juliette assure : «Je n’ai rien contre les enfants d’acteurs. A terme, j’aurais même envie d’être à leur place”.
Lutte pour plus de diversité
Ouvrir le secteur à plus de diversité est un véritable défi pour de nombreux professionnels. D’autant qu’avec l’arrivée des plateformes de streaming, l’industrie s’est progressivement fermée. Sophie Frilley, directrice de la société de doublage Titre du filmdire : « Lorsque les plateformes – notamment Netflix – sont arrivées en France, elles ont imposé des conditions de confidentialité beaucoup plus strictes à des laboratoires comme le nôtre. important » afin d’éviter les divulgations. Il est donc beaucoup plus difficile pour un jeune acteur de demander à un directeur artistique de faire un test ou d’assister à une séance de doublage juste pour regarder.
« Il y avait un risque potentiel de dégradation du niveau de formation, assure Sophie Frilley. Et c’est pourquoi nous avons créé notre école en 2018. ». La formation permet à de nombreux acteurs de pallier leurs lacunes. En y mettant un certain prix, on donne la possibilité d’apprendre en conditions réelles tout en créant un réseau. « Grâce à cette formation, le métier s’ouvre davantage à la diversité, note Malika Hamlaoui, directrice de l’école Titra. Un comédien formé en studio peut être embauché directement par un directeur artistique (qui enseigne)«.
Ayant suivi de nombreuses formations, Jessy Dubuis, comédien, ajoute : « Sur Internet, je vois beaucoup de jeunes qui veulent se lancer dans l’animation japonaise, mais qui ne savent pas qu’il faut suivre une formation, qu’il faut sortir et les approcher ». Ce passionné a donc créé un serveur Discord, « les Voix de l’ombre », sur lequel des comédiens professionnels sont mis en relation avec des doubleurs en herbe. « À l’époque, j’aurais aimé que des réseaux comme celui-ci existent » il explique. « J’ai aussi des amis qui ont commencé le doublage en refaisant des voix sur TikTok. Et comme ça, ils ont été repérés par les directeurs artistiques”. Formation et réseaux sociaux apparaissent ainsi comme un contre-pouvoir, pour peut-être un jour briser ces logiques internes.
*Les prénoms des jeunes doubleurs ont été modifiés pour préserver leur anonymat.
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