Face à l’offensive russe à Kharkiv, « la perspective d’une négociation devient un élément compréhensible », analyse Emmanuel Dupuy

Comment analysez-vous le limogeage de Sergueï Choïgou, ministre de la Défense pendant près de 12 ans et figure historique de la guerre, alors même que la Russie semble reprendre le dessus sur le front ? Et que sait-on de son successeur, Andreï Belousov ?

Tout d’abord, il s’agit plus d’un remplacement que d’un limogeage. Les nouvelles fonctions de Sergueï Choïgu ne sont pas si dégradantes puisqu’il est nommé au poste de secrétaire du conseil de sécurité, poste éminemment important en Russie. En outre, il devient vice-président de la Commission militaro-industrielle et dirigera le Service fédéral de coopération militaro-technique. Il faut donc se protéger d’une lecture occidentale de la hiérarchie des pouvoirs en Russie. En réalité, il faut plutôt y voir un jeu de chaises musicales, la vraie nouveauté n’étant pas le remplacement de Choïgou, mais le nouveau rôle à venir de Nikolai Patrushev (NDLR : secrétaire du conseil de sécurité de 2008 à 2024), celui -il est appelé à occuper de nouvelles fonctions. Par ailleurs, il faut noter la montée en puissance du fils de ce dernier, Dmitri Patrushev, promu vice-premier ministre.

Quant à Andreï Belousov, il a 65 ans et présente un profil relativement technocratique puisqu’il a été ministre du Développement économique (2012-2013), conseiller économique du président (2013-2020), et premier vice-Premier ministre depuis janvier 2020. Sa nomination prouve en tout cas que la guerre va continuer, et plus encore, donne la dimension d’un plein fonctionnement de l’économie de guerre, à l’image des 100 kilomètres reconquis par la Russie au cours de ces deux dernières semaines. . A noter que Belousov fait également partie du cercle restreint de Poutine, soumis aux sanctions occidentales.

Enfin, le sort de l’état-major reste entier, puisque si son chef, Valeri Gerasimov, a pour l’instant été confirmé, la question de son maintien se pose toujours, compte tenu de ses très mauvaises relations avec Belousov. Mais toutes ces manœuvres prouvent que les questions de défense sont plus que jamais la priorité numéro un. A ce titre, les dépenses militaires représentent 6,7 % du PIB russe, ce qui correspond peu ou prou au budget de défense soviétique des années 1980, avec également une augmentation de 68 % du budget fédéral dans le secteur. En fait, ces nouvelles nominations ne font que confirmer le nouveau rôle du complexe militaro-industriel russe.

Si Kharkiv tombait, ce serait en effet un tournant qui confirme l’idée que la perspective d’une négociation se rapproche, ou qu’elle deviendrait en tout cas un élément audible et audible.

L’armée ukrainienne a reconnu lundi les « succès tactiques » russes dans la région de Kharkiv. Existe-t-il un risque réel de chute de la ville et cela représenterait-il un tournant majeur dans le conflit ?

Si Kharkiv tombait, ce serait en effet un tournant qui confirme l’idée que la perspective d’une négociation se rapproche, ou qu’elle deviendrait en tout cas un élément audible et audible, un certain nombre de responsables politiques ukrainiens expliquant que dans l’état actuel La mobilisation, mais aussi les attentes de plus en plus impatientes concernant les livraisons d’armes, pourraient accélérer le processus. Si le front ukrainien parvient à maintenir le cap économiquement, cela devient difficile sur le plan humain.

En effet, est-il vraiment raisonnable que l’armée ukrainienne attaque des villes frontalières russes, comme Belgorod et Volgograd, bombardements qui ont fait plusieurs morts côté russe ?

Cela peut paraître paradoxal à première vue, mais pour protéger Kharkiv, la menace russe doit être écartée. La contre-offensive menée par le régime du Kremlin vise à rapprocher le front de la capacité de tir d’artillerie, c’est pourquoi il y avait sans doute une perception insuffisamment forte de la part des dirigeants occidentaux sur la nécessité de fortifier la frontière. , afin de ne pas donner à la Russie le sentiment d’être attaquée. Les Ukrainiens ont compris que c’est en frappant en Russie que l’opinion publique russe pourra voir diminuer son soutien à la guerre.

Comme vous avez pu le constater, il y a de plus en plus de voix dissonantes en Russie, qui se sont cristallisées notamment autour des funérailles d’Alexeï Navalny (NDLR : décédé le 16 février dans le camp d’internement où il était détenu), pour dénoncer un « improbable guerre”. Pourtant, nous sommes en Russie avec un état d’esprit bien différent de celui que l’on peut parfois imaginer. Ce ne seront pas quelques mobilisations ou manifestations qui feront plier le pouvoir et l’opinion publique. D’autant que Navalny était l’opposant numéro un de Poutine, il n’avait pas toujours des positions défendant la légitimité du régime de Kiev (NDLR : en 2012, il déclarait à propos des Ukrainiens et des Russes : « En fait, nous sommes une seule nation. »

Nous sommes seulement quelques jours après la victoire en Russie où Poutine n’a pu annoncer aucun progrès majeur, continuant à faire planer le spectre nucléaire. La prise de Kharkiv semble-t-elle donc le seul moyen pour le chef du Kremlin de se renforcer ?

Je ne suis pas sûr que l’objectif de l’armée russe réside dans la prise de Kharkiv. En revanche, je suis certain que son objectif est de s’approcher le plus possible, afin d’être à portée des tirs d’artillerie et ainsi décupler l’intensité des attaques. On peut cependant considérer cet objectif comme un aveu d’échec car, en attaquant la deuxième ville du pays, cela signifie qu’on ne se sent pas capable d’affronter la première (à savoir Kiev).

La Russie est désormais vassalisée par la Chine

Cependant, le contexte international ne se prête pas non plus à un soutien militaire accru à Kiev…

Vous avez raison, le contexte est favorable à une pression maximale sur Volodymyr Zelensky sur le fait qu’à terme, l’Ukraine devra entrer dans le très long tunnel des négociations. Le contexte le plus important n’est pas celui des élections européennes où le conflit entre Israël et le Hamas devrait occuper une place plus importante, ainsi que les questions d’immigration. En revanche, l’événement le plus important à venir, ce sont les élections américaines avec une pression maximale sur les 2 candidats. D’un côté, le président sortant, Joe Biden, veut envoyer au plus vite les 57 milliards d’euros qu’il a réussi à débloquer au Congrès après d’intenses mois de tergiversations, tandis que de son côté, Donald Trump, il n’entend pas abandonner L’Ukraine purement et simplement et souhaite poser des conditions très strictes au maintien de l’aide militaire. En outre, les États-Unis sont confrontés à d’importantes difficultés financières car ils doivent également gérer d’autres conflits, comme la guerre entre Israël et le Hamas. Quant à l’Europe, elle est très divisée sur le sujet.

Parallèlement à ce soutien fragile des pays occidentaux, la Russie semble consolider son alliance avec la Chine. Comment analysez-vous ce soutien, et la visite de Xi Jinping en France est-elle de nature à remettre en cause le soutien de la Chine à l’invasion russe ?

Votre question me permet de boucler la boucle sur les nouvelles nominations au sein du secteur de défense russe, qui s’inspire du modèle chinois. Poutine le confirmera lors de sa visite d’Etat en Chine dans quelques jours, la Russie est aujourd’hui vassalisée par la Chine. La Russie sait très bien qu’elle a besoin d’une coopération bilatérale avec le régime de Pékin, qui, lui, sait très bien qu’il n’a pas besoin de la Russie. On y voit une forme de « cynisme » de l’économie russe, au grand désarroi de plusieurs dirigeants économiques.

Concernant la visite de Xi Jinping en France, elle n’est qu’une partie d’un piège qui se referme sur nous-mêmes, et qui nous place dans le même groupe que la Serbie et la Hongrie, les deux premières ayant soutenu que « Taiwan, c’est la Chine ». Cela montre la coopération sans faille entre le front oriental européen et Xi Jinping. Si le président de la République défend une approche « à la fois ferme », sous forme d’ambiguïté stratégique, seuls certains pays pourraient soutenir intellectuellement cette initiative, comme les pays baltes, mais ne sauraient en revanche pas y répondre au niveau militaire. Emmanuel Macron suscite également des critiques, car Pierre Lévy, ambassadeur de France en Russie, était le seul ambassadeur des pays occidentaux favorables à l’Ukraine à être présent aux cérémonies du 9 mai.

Vous avez mentionné plus tôt que, compte tenu de la situation sur le front, les négociations devenaient un élément compréhensible. Mais de son côté, l’Ukraine ne souhaite pas faire la moindre concession sur son territoire. Qu’attend la Russie ?

Prenons en compte ses avancées militaires. Il fut un temps où le pays détenait 30 % du territoire ukrainien, alors qu’aujourd’hui nous sommes plutôt autour de 16 %. La contre-offensive russe du printemps vise ainsi à parvenir à la négociation dans les meilleures conditions possibles. La situation a changé par rapport à juin 2023, lorsque l’Ukraine avait mené avec succès une offensive. Pour le Kremlin, il serait sans doute acceptable que nous ne touchions pas au Donbass, qui fait suite à la russification des oblasts, tout en assurant la continuité territoriale entre la Crimée indûment acquise. Du côté de Kiev, ce qui est acceptable pour la Russie est ce qui est inacceptable.

Au-delà de Kharkiv, quels seront les enjeux du front dans les semaines et les mois à venir ?

Le principal défi sera de surveiller la Crimée, maillon faible sur lequel Ukrainiens et Russes ont des perceptions différentes. La Crimée est symboliquement décisive pour la Russie, mais elle est aussi la moins défendue car l’armée a préféré concentrer ses troupes sur les 800 km de front près de Kharkiv.

En frappant symboliquement le pont de Kertch (en Crimée), en bombardant l’état-major naval, en détruisant des navires, en affaiblissant et en forçant la flotte de la mer Noire à modifier ses positions, Kiev souhaite marquer les esprits. Ces frappes sont néanmoins la preuve qu’avec des missiles précis comme le français SCALP-EG, le britannique Storm Shadow, ou encore les missiles I-Mars et Neptune, la Russie risque de voir ses positions affaiblies.

Deuxièmement, il faut regarder la conquête du Donbass, conquis à 95 % aujourd’hui à Lougansk, mais beaucoup moins du côté de Donetsk, afin d’obtenir un résultat militaire suite aux référendums illégaux.

Ensuite, il me semble évidemment important de regarder les progrès autour de Kharkiv et la manière dont les Russes vont continuer à affaiblir le complexe électrique, même si cet élément sera peut-être moins important à mesure que le printemps s’installera.

Enfin, il faudra surveiller la manière dont l’Ukraine se protège des attaques balistiques et des drones. L’amélioration de sa défense anti-aérienne montre que l’Occident a compris qu’elle constitue un axe d’effort important pour contrer l’armée russe. Une nouvelle étape sera-t-elle franchie avec la fourniture d’avions ? En en parlant, les soldats ukrainiens se sont habitués aux équipements européens et sont aujourd’hui en mesure de mettre leurs propres soldats à bord de ces avions.

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Anna

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