(Ottawa) Une enquête publique visant à faire la lumière sur l’ingérence étrangère lors des élections fédérales de 2019 et 2021 est plus que jamais « essentielle » au maintien de la confiance des électeurs dans leurs institutions, affirme l’ancien directeur général d’Élections Canada Jean-Pierre Kingsley.
Dans une interview avec La presse, M. Kingsley estime que le rapporteur spécial indépendant David Johnston, qui a rejeté l’option d’une enquête publique dans son rapport, n’a pas approfondi un aspect clé : l’intégrité des élections fédérales. Au cours de son travail, M. Johnston n’a pas rencontré les dirigeants d’Élections Canada ni les gens « du monde électoral » – une lacune majeure, selon lui.
« Je reste convaincu qu’une enquête publique est essentielle », a déclaré M. Kingsley au téléphone. « Les gens peuvent tourner autour du pot aussi longtemps qu’ils le veulent. Rien d’autre ne réussira à rassurer les Canadiens. Lorsque le système électoral est entaché, il faut clarifier les choses et informer la population canadienne. »

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Jean-Pierre Kingsley, ancien directeur général d’Élections Canada
Après avoir passé au crible de nombreux documents secrets et après avoir rencontré des chefs d’agences de sécurité et des élus, M. Johnston a conclu dans son rapport qu’une enquête publique ne serait pas un exercice utile au motif qu’une grande partie du travail devrait se dérouler à huis clos. Selon lui, les informations qu’il a examinées sont secrètes et doivent impérativement rester secrètes pour des raisons de sécurité nationale.
M. Johnston s’est penché sur l’ingérence étrangère à la demande du premier ministre Justin Trudeau après la publication de nombreux reportages dans les médias mettant en lumière les activités de la Chine lors des élections fédérales de 2019 et 2021. Entre autres choses, LE Globe et Courrier ont rapporté que la Chine avait employé une stratégie sophistiquée lors des élections de 2021 pour assurer l’élection d’un gouvernement libéral minoritaire et la défaite des candidats conservateurs jugés hostiles au régime de Pékin.

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David Johnston, rapporteur spécial indépendant nommé par le gouvernement Trudeau
« Une enquête publique distincte n’offrira tout simplement pas le niveau de transparence et d’urgence auquel s’attendent les Canadiens », a soutenu M. Johnston lors de la publication de son rapport.
Question électorale
Mais Jean-Pierre Kingsley, qui a dirigé les destinées d’Élections Canada pendant 17 ans, de 1990 à 2007, est d’un tout autre avis.
« M. Johnston ne traite pas de la question électorale dans son rapport. Mais c’est là que se situe le nœud du problème », a déclaré l’ancien grand patron d’Élections Canada.
Il y a eu une attaque directe de la Chine – et ce n’est un secret pour personne – contre l’intégrité de notre système électoral. C’est là où le rapport échoue, à mon avis.
Jean-Pierre Kingsley, ancien directeur général d’Élections Canada
Résultat : une enquête publique dirigée par un juge ayant une expertise en sécurité nationale est la seule option qui s’offre aux parlementaires pour maintenir la confiance des Canadiens dans leurs institutions.
Selon M. Kingsley, plusieurs questions pourraient être abordées lors d’une enquête publique. « Nous devrions savoir qui est intervenu, comment c’est arrivé, à quoi ça ressemble, cette ingérence. Si ces choses peuvent être établies, qui y a contribué et qui en a bénéficié ? Y a-t-il des Canadiens ou des gens de l’extérieur du pays? Vous devez également savoir comment il a été financé. Cela ne se fait pas tout seul. Il y a sûrement aussi de l’argent qui a été échangé », a-t-il soutenu.
« Une élection est le seul processus dont l’objectif principal est d’assurer la légitimité de la gouvernance. Si une élection n’est pas bien gérée, on peut dire que l’exercice est défectueux. Donc, ceux qui gouvernent en notre nom le font sans la légitimité qui est la raison d’être de l’élection », a-t-il également déclaré.
Allumez « en public »
M. Kingsley a donné l’exemple de l’élection très serrée de la candidate néo-démocrate Olivia Chow en 2006 dans Trinity-Spadina. Le jour du scrutin, quelque 10 000 électeurs de cette circonscription se sont inscrits. Des députés d’autres partis lui ont posé des questions pointues à ce sujet. Pour clarifier les choses, il a fait appel à un cabinet d’expertise comptable pour déterminer si ces 10 000 électeurs avaient effectivement le droit de voter.
« Cet exercice a coûté cher : 500 000 $. Mais la firme a validé tous les électeurs sauf cinq ou six personnes dont la trace n’a pu être retrouvée. Je voulais que nous allions jusqu’au bout de cet exercice. J’ai rédigé le rapport et l’ai déposé auprès du comité PROC et n’ai entendu aucun commentaire. Ce que je veux dire, c’est que lorsqu’il y a des allégations au sujet de notre système électoral, nous devons dire la vérité et le faire en public. Sinon, nous perdons la crédibilité du système qui confère la légitimité aux personnes qui sont élues. »
En entrevue, M. Kingsley insiste sur le fait qu’il n’a aucun doute sur l’intégrité de l’ancien gouverneur général, qui a été durement critiqué par les partis d’opposition en raison de ses liens avec la famille Trudeau et la Fondation Trudeau.
« Rien de ce que je dis ne vise à ternir la réputation de M. Johnston. Son intégrité, à mon avis, demeure entière et totale. Mais cela n’empêche pas notre société d’avoir deux personnes qui ont une opinion différente. Et j’en ai un avec M. Johnston », a déclaré M. Kingsley.
L’histoire jusqu’ici
• Les médias ont rapporté ces derniers mois que la Chine avait tenté d’influencer les élections fédérales de 2019 et 2021.
• En mars, le gouvernement Trudeau a demandé à l’ancien gouverneur général David Johnston d’examiner ce dossier et de proposer une feuille de route pour contrer l’ingérence étrangère.
• Dans un rapport publié mardi, David Johnston conclut qu’une enquête publique n’est pas nécessaire.
• Les partis d’opposition maintiennent la pression sur le gouvernement Trudeau pour lancer une telle enquête.
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