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Kharkiv, ville symbolique de l’Ukraine soviétique


Ddans sa dernière œuvre, L’avenir est en jeu à Kyiv (Gallimard, 2024), exploration politico-historique des principales villes d’Ukraine, l’historien allemand Karl Schlögel consacre un long et lumineux chapitre à Kharkiv. Son titre ? “Regardez, admirez cette ville.” Ses 40 pages expliquent, au-delà des raisons stratégiques, pourquoi Poutine en a fait son prochain objectif majeur. Une fois de plus, dans cette guerre entre la Russie et l’Ukraine, l’histoire joue un rôle essentiel.

L’ancienne capitale de l’Ukraine soviétique

On ne comprend rien à Kharkiv si l’on ignore qu’après la prise de contrôle de l’Ukraine par l’URSS communiste en 1920, c’est précisément cette ville que Moscou avait choisie entre-temps pour en faire sa nouvelle capitale. -les guerres, contrairement au Kiev traditionnel. Avec ses cathédrales presque millénaires, Kiev incarnait trop ouvertement une longue histoire de l’Ukraine, lourde, embarrassante, car impossible à réfuter. Les communistes ont donc tout misé sur Kharkiv, ville bien plus modeste, moins prestigieuse, mais plus malléable. Fondée par les Cosaques au XVIIee siècle, il avait déjà été conservé par le gouvernement russe, à la fin du XIXèmee siècle, pour y installer son gouvernement d’Ukraine. Ce choix était, pour l’URSS, une manière de montrer aux Ukrainiens que désormais l’avenir de l’Ukraine était soviétique et que le siège du commandement serait là où ils l’avaient décidé.

Vitrine du communisme

Ils décidèrent également d’en faire un laboratoire de la modernité. Lorsque des compagnons de voyage – dont Henri Barbusse – ou des chefs d’État – dont Édouard Herriot – étaient en visite, ils étaient envoyés à Kharkiv pour admirer le paradis soviétique et démentir les rumeurs de famine. Kharkiv se retrouve à la une, avec ses usines de tracteurs et de turbines, les plus grandes au monde, et devient la vitrine de la collectivisation et de l’industrialisation des plans quinquennaux. Des monuments géants et le chef-d’œuvre du constructivisme soviétique, désormais classé à l’UNESCO, Gosprom, y ont été érigés. Sur la Place de la Liberté – qui portait autrefois le nom symbolique de Dzerjinski, le redoutable fondateur de la Tchéka – ses six blocs de verre et de béton armé reliés entre eux abritaient tous les ministères de la République soviétique d’Ukraine : des dizaines de milliers de bureaux qui ont survécu aux bombardements allemands parce qu’ils étaient en béton armé !

Citernes et tracteurs

Kharkiv fut aussi le berceau du légendaire char soviétique T-34, avec l’ingénieur Mikhaïl Kochkine, et le siège de l’Institut physico-technique, où le génie Lev Landau développa, dans les années 1930, ce qui allait devenir le premier réacteur atomique au monde. Lorsque le cinéaste Eisenstein voulait réaliser son blockbuster sur la collectivisation, Le Pré de Béjine (1937), c’est à Kharkiv, devant les usines de tracteurs, qu’il vient installer ses caméras. C’est aussi tout cela que Poutine veut reprendre symboliquement. Mais lorsque Vassili Grossman dédicaça sa dernière œuvre, Tout va, Aux ravages de la même collectivisation, c’est aussi à Kharkiv qu’il a placé son intrigue. Cette ville où il avait été étudiant en chimie durant les terribles années 1932-1934 lui était familière.

Une autre terre de sang

Kharkiv, souligne Schlögel, présente la même litanie de tragédies que l’Ukraine : guerre civile, collectivisation, Holodomor, Grande Terreur, occupation allemande, Shoah… Le fleuron du collectivisme a été recyclé par les nazis en un site opérationnel de la Shoah : il est dans le immense usine de tracteurs qui, un jour de novembre 1941, entassa 16 000 Juifs de Kharkiv avant d’être emmenés à Drobytsky Yar, où fut perpétré le deuxième plus grand massacre de Juifs, beaucoup moins connu que celui de Babi Yar à Kiev. Tout juste libérée à l’été 1943, Kharkiv a également vu le premier procès de l’histoire contre des criminels de guerre allemands avoir lieu en décembre de la même année. La ville de 1,5 million d’habitants en comptait alors moins de 200 000. Dans l’ancien cimetière juif ont été enterrés les victimes de l’armée insurrectionnelle ukrainienne, qui a poursuivi la lutte contre l’URSS après 1945, ainsi que plusieurs milliers de « liquidateurs » envoyés à Tchernobyl après la catastrophe. À cet égard, Kharkiv est aussi le parfait miroir de la terre ukrainienne du sang, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Timothy Snyder. Mais gageons que cette partie de l’Histoire intéresse beaucoup moins Vladimir Poutine.

Après le début de la guerre dans le Donbass en 2022, elle avait déjà servi de refuge à 130 000 réfugiés venant principalement de Donetsk et Luhansk. Elle semblait encore capable de regarder vers l’Europe, à des années-lumière des frappes de missiles. Mais Schlögel raconte comment, en un clin d’œil, elle a été rattrapée par l’inévitabilité des bâtiments détruits. Habituée des catastrophes, Kharkiv a vu sa population diminuer d’un tiers depuis 2022. Et ce n’est pas fini.

L’avenir est en jeu à Kiev, par Karl Schlögel. Traduit de l’allemand par Thomas Serrier (Gallimard, 432 p., 25 €).


Anna

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