L’énergie, une arme géopolitique

L’accès à l’énergie et le pouvoir géopolitique sont étroitement liés. « À l’ère du « tout numérique » et d’Internet, la matérialité des énergies nous ramène à l’importance de la géographie et des territoires »souligne le professeur de géopolitique Cédric Tellenne dans son Géopolitique de l’énergie (La Découverte, 2021).

La Première Guerre mondiale marque le début d’une nouvelle ère, celle du pétrole. Winston Churchill, ancien ministre de la Guerre britannique et futur Premier ministre, déclarait en 1919 : « Il ne fait aucun doute que les Alliés ne pourraient naviguer vers la victoire que grâce à un flux ininterrompu de pétrole. » Dès 1911, alors Premier Lord de l’Amirauté, il avait décidé de remplacer la propulsion au charbon par une propulsion au fioul sur les navires de la Royal Navy, rendant la fumée moins visible et la flotte plus rapide que sa rivale allemande.

La Seconde Guerre mondiale l’a confirmé. L’attaque japonaise contre la base navale de Pearl Harbor, le 7 décembre 1941, a été en partie dictée par des enjeux énergétiques : elle faisait suite à l’embargo pétrolier décrété par le président américain Franklin Roosevelt. Autre exemple, l’un des axes offensifs de l’Allemagne visait Bakou (ex-URSS) et ses champs pétroliers. Il lui vaudra un revers majeur : la bataille de Stalingrad (juillet 1942-février 1943). Plus généralement, c’est leur avantage matériel sur l’or noir qui a conduit les Alliés à la victoire – les États-Unis étaient alors la première puissance pétrolière. Et c’est une autre énergie, le nucléaire, qui a mis fin à la guerre du Pacifique, avec les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki au Japon, les 6 et 9 août 1945.

« Décolonisation pétrolière »

Après la guerre, l’énergie prend la part du lion dans la géopolitique mondiale. La consommation énergétique s’accélère, avec les transformations économiques et sociales des pays développés (avènement de la société de consommation) et l’industrialisation croissante des pays en développement. Après 1945, le pétrole remplace définitivement le charbon, principale source d’énergie depuis le début de la révolution industrielle, dont les ressources sont assez abondantes et équitablement réparties, ce qui n’est pas le cas du pétrole. Une dissociation existe entre zones de consommation (principalement situées dans les pays développés) et zones de production (principalement dans les pays en développement, notamment au Moyen-Orient). Un marché international se met alors en place.

« L’énergie s’affirme ainsi comme un levier essentiel dans les relations de la guerre froide, tant Est/Ouest que Nord/Sud »explique Cédric Tellenne. En 1960, l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) est créée à Bagdad par l’Arabie saoudite, l’Iran, l’Irak, le Koweït et le Venezuela ; elle compte aujourd’hui douze membres. Son objectif : influer sur le prix du pétrole et la répartition des bénéfices, jusqu’alors imposés par les grandes compagnies pétrolières occidentales. Résultat, au début des années 1970, on assiste à une vague de nationalisations pétrolières, aussi appelée « décolonisation pétrolière », en Algérie, en Irak et en Libye…

Lire l’analyse | Article réservé à nos abonnés Les États-Unis, premier producteur mondial de pétrole, sapent l’influence de l’OPEP

“Mais c’est à partir des années 1970 que le pétrole est devenu pleinement une arme géopolitique. Les tensions entre pays producteurs et consommateurs ont culminé avec les crises pétrolières de 1973 et 1979, après les décisions unilatérales de l’OPEP d’augmenter les prix. (pendant la guerre du Kippour en 1973, puis suite à la signature d’un traité de paix entre Israël et l’Égypte en 1978). Avant, les tensions étaient beaucoup plus erratiques”développe Anna Creti, professeure d’économie à l’Université Paris Dauphine-PSL, directrice scientifique de la chaire d’économie du gaz naturel et de la chaire d’économie du climat. En 1974, le président algérien Houari Boumediene parlait d’une « Nouvel ordre économique international ».

Mais l’arme peut se retourner contre les pays producteurs. Le contre-choc pétrolier de 1985-1986 a marqué l’échec de l’OPEP, l’Arabie saoudite refusant de limiter sa production. En témoignent aussi les sanctions appliquées à certains pays producteurs : les États-Unis contre l’Iran en 1995 et contre le Venezuela en 2019 ; les États-Unis, les Européens et d’autres contre la Russie depuis l’invasion de l’Ukraine.

L’avancée de la Chine

Signe de son importance, le pétrole a été au cœur de nombreux conflits : guerre Iran-Irak (1980-1988), guerre du Golfe (1990-1991), guerre d’Irak (2003-2011), conflit du Delta du Niger (depuis 2004), etc. A tel point que le slogan « pétrole » a été lu sur plusieurs banderoles de manifestants pacifiques à travers le monde. « Pas de guerre pour le pétrole » (« pas de guerre du pétrole »).

Malgré sa prédominance, le pétrole n’est plus seul. La part du gaz naturel liquéfié sur les marchés internationaux ne cesse de croître depuis les années 1970. Il est aussi au cœur des rapports de force internationaux : la dépendance européenne au gaz russe est un levier, certes relatif, pour Vladimir Poutine. De son côté, le nucléaire civil profite aux pays développés, car sa technologie est coûteuse et complexe. Le nucléaire militaire, autrefois facteur de paix, pourrait devenir dévastateur si sa prolifération s’accentue.

Lire aussi | Article réservé à nos abonnés Privée de gaz russe, l’Europe prise au piège d’une énergie chère

Le tableau est encore loin d’être complet. « Deux évolutions majeures redistribuent les cartes : la révolution du pétrole de schiste et la transition énergétique »analyse Anna Creti. La première a déjà profondément modifié la géopolitique mondiale : les États-Unis sont redevenus le premier producteur mondial de pétrole. La seconde est en marche, et son rythme sera lourd de conséquences.

Les matériaux critiques (cuivre, nickel, lithium, etc.) nécessaires à la transition attirent également « Une nouvelle géopolitique de l’énergie »Selon Julien Bueb, docteur en économie de l’environnement, qui enseigne un cours de géopolitique environnementale à l’Ecole Normale Supérieure (ENS), les ressources et les technologies avancées nécessaires à leur raffinement sont inégalement réparties. « La Chine a pris une grande avance en matière de sécurisation des approvisionnements et de capacité de raffinage.note le professeur. De leur côté, les agrocarburants peuvent générer diverses tensions : dégradation des sols, spéculation, consommation des terres, etc. Ils risquent surtout de déstabiliser les marchés alimentaires internationaux car la demande en céréales est très sensible aux variations de l’offre. L’énergie n’a pas fini de structurer la géopolitique mondiale.

Lire aussi : Article réservé à nos abonnés La Chine, championne des énergies renouvelables… et accro au charbon

Au programme de la Nuit de l’Energie

La Nuit de l’énergie à l’École Normale Supérieure (ENS) est en accès libre, sur inscription. Elle se déroule sur le site historique de l’école, le 20 septembre, de 17h à minuit. Vous y entendrez des dizaines d’enseignants-chercheurs et de personnalités (dont plusieurs sont cités dans ces pages), majoritairement mais pas exclusivement liés à l’ENS, lors de conférences, tables rondes et ateliers proposés par tous les départements de l’école, et vous pourrez assister à des spectacles.

En outre, Le monde vous proposera également un écho audio, une série de podcasts diffusés à partir de la fin du mois sur notre site, avec la linguiste Barbara Cassin, l’historien François Jarrige, l’économiste Laurence Tubiana, le physicien Lydéric Bocquet et le spécialiste du cerveau Sébastien Wolf (également guitariste du groupe Feu! Chatterton).

Ecole Normale Supérieure, 45, rue d’Ulm, Paris 5et.
Inscriptions : Nuit.ens.psl.eu

Lors de la Nuit de l’énergie, Anna Creti débattra des “conséquences de la guerre en Ukraine sur le développement des énergies renouvelables”, avec Phuc-Vinh Nguyen et Benjamin Beuerle, à 18h, salle Cartan, à l’Ecole Normale Supérieure.

Cet article a été réalisé dans le cadre d’un partenariat avec La Nuit de l’énergie, organisée par l’Ecole normale supérieure.

Réutiliser ce contenu
Elise

À chaque coup de stylo, créez des histoires captivantes. Découvrez des vérités cachées à la fois. 📝 🔍

Recent Posts

un plan de départs volontaires à l’étude, 90 salariés concernés

L'Olympique Lyonnais réfléchirait à un plan social concernant 73 postes et près d'une centaine de salariés de l'institution. La direction…

40 secondes ago

Les 1000 vies de Meneham, un village de 300 ans d’existence

Publié 23/09/2024 17:14 Durée de la vidéo : 6 min Bretagne : les 1000 vies de Meneham, un village aux…

2 minutes ago

les leçons politiques mêmes des ministres sortants à leurs successeurs

POLITIQUE - Trois petits mots et puis ils s'en vont. Alors que les nouveaux nommés font leur premier pas au…

3 minutes ago

L’inquiétant rapport à la science de Patrick Hetzel, nouveau ministre de la Recherche – Libération

Le gouvernement BarniercasAprès sa nomination à l'Enseignement supérieur et à la Recherche, plusieurs positions controversées du député LR ont été…

5 minutes ago

Procès de Saïd Chabane. Le patron d’Angers Sco sera rejugé en appel le 28 avril 2025

Condamné le 22 mars 2024 à deux ans de prison, dont un avec sursis, pour agression sexuelle aggravée, Saïd Chabane,…

8 minutes ago

L’arrestation de deux leaders de l’opposition suscite l’inquiétude en Tanzanie

Le président du parti d'opposition tanzanien Chadema (Parti pour la démocratie et le progrès), Freeman Mbowe, a été arrêté par…

9 minutes ago