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Les insecticides ont-ils vraiment causé la mort de 1 300 bébés aux États-Unis ?


Ilest l’histoire d’une construction intellectuelle particulièrement audacieuse, publiée le 6 septembre dans la revue ScienceEn grande pompe. Et pour cause : en voulant démontrer les liens qui unissent la santé aux écosystèmes planétaires, un jeune économiste de l’environnement, Eyal G. Frank, professeur adjoint à l’université de Chicago, aurait réussi une “démonstration” explosive. La mort de 1 300 bébés aux Etats-Unis serait directement liée à l’utilisation de pesticides, par une chaîne de causalité complexe : le déclin des populations de chauves-souris, grandes dévoreuses d’insectes, aurait conduit les agriculteurs à accroître leur recours aux insecticides, entraînant une hausse de la mortalité des enfants de moins d’un an.

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Relayée mondialement par la presse grand public, cette étude mérite qu’on s’y arrête car elle illustre une nouvelle approche de plus en plus populaire dans les sciences de l’environnement : l’approche « One Health », qui vise à promouvoir des politiques de santé mondialisées intégrant l’interdépendance des sociétés humaines avec leurs écosystèmes, et qui a pour caractéristique méthodologique de « privilégier l’approche globale à l’étude exhaustive des détails », selon la définition donnée par le dictionnaire de l’agroécologie.

Le « syndrome du nez blanc » lié à la mortalité infantile

L’unique auteur de l’étude, l’économiste Eyal G. Frank, a voulu démontrer que le déclin des chauves-souris, « héros méconnus de la lutte biologique contre les nuisibles », pourrait avoir à terme de graves conséquences sur la santé humaine. Depuis le début des années 2000, ces sympathiques insectivores sont victimes d’une nouvelle maladie appelée « syndrome du museau blanc ».

Causée par un champignon, la maladie réveille les petits animaux de leur hibernation lorsque la nourriture se fait rare, entraînant la mort rapide des populations touchées : onze des cinquante espèces de chauves-souris présentes aux États-Unis ont déjà été touchées, provoquant des pertes allant jusqu’à 70 %. Observée pour la première fois en 2006 dans l’État de New York, la maladie s’est depuis propagée dans des grottes à travers le pays, le long de la chaîne de montagnes des Appalaches.

Dans les 245 comtés inclus dans l’étude, les agriculteurs confrontés à une résurgence d’insectes destructeurs de récoltes ont subi d’importantes pertes de revenus, qu’Eyal G. Frank évalue à près de 27 milliards de dollars entre 2006 et 2017, en extrapolant à partir de données nationales. Parallèlement, pour compenser le déclin des chauves-souris, ils ont augmenté leur utilisation d’insecticides de 31 % en moyenne, par rapport aux comtés non touchés par la maladie. L’économiste a ensuite corrélé ces résultats avec l’augmentation de la mortalité infantile « interne » (c’est-à-dire non causée par un accident ou une maladie), et conclu à une surmortalité de 8 % chez les enfants de moins d’un an dans les comtés touchés. En bref : les décès de 1 300 bébés sont directement imputables à cette utilisation accrue d’insecticides.

De nombreuses données manquantes

Saluée par de nombreux scientifiques de l’environnement, l’étude a cependant été accueillie avec prudence par les zoologistes, agronomes et épidémiologistes qui, en parcourant les 88 pages d’annexes associées à l’étude, se sont rendu compte que de (très) nombreuses données manquaient. La publication ne s’appuie par exemple sur aucun dénombrement des populations de chauves-souris ou d’insectes. La maladie s’étant propagée pendant une décennie dans les 245 comtés considérés, l’auteur suppose que c’est en raison de leur déclin que la consommation d’insecticides a augmenté.

« J’étudie les maladies des animaux sauvages depuis près de vingt ans, dont huit ans sur les chauves-souris et le syndrome du museau blanc. Je suis très sceptique quant aux liens évoqués ici », explique Tara Chestnut, titulaire d’un doctorat en sciences de l’environnement et chercheuse au parc national du mont Rainier, auteure d’une trentaine de publications. « Pourquoi les données sont-elles tronquées en 2015 ? Pourquoi n’y a-t-il pas de coauteurs ? L’effet de décalage pourrait-il être dû aux différences de politiques de santé publique et de financement entre Bush et Obama ? »

La surmortalité pourrait tout aussi bien s’expliquer par d’autres facteurs, notamment économiques. « On peut se demander si les effets observés sur la mortalité infantile peuvent être uniquement attribués à l’augmentation de l’utilisation d’insecticides », souligne l’expert néerlandais en épidémiologie environnementale Roel Vermeulen, cité par la revue Nouveau scientifique.

Données socio-économiques et de santé exclues

Contacté par Le pointEyal G. Frank confirme qu’il n’a pas pris en compte les données sur l’absence d’assurance maladie, ni le taux de pauvreté des populations concernées. « Pour que ces données aient un impact, il faudrait que la pauvreté augmente et/ou que l’accès aux soins diminue dans les zones touchées par la maladie à peu près au même moment que son émergence dans chaque comté », explique-t-il. Mais… c’est exactement ce qui s’est passé, l’émergence et la propagation du syndrome du nez blanc aux États-Unis ont correspondu exactement à la crise financière des subprimes : l’épidémie a débuté de 2006 à 2008 dans les États du Nord-Est avant de descendre de 2009 à 2012 le long des Appalaches, puis de traverser la vallée du Mississippi pour atteindre les monts Ozark, dans l’Arkansas et le sud du Missouri.

Le taux d’Américains sans assurance maladie a atteint alors son plus haut niveau (16,3 % en 2010), avec de fortes disparités selon les comtés. Dans l’étude d’Eyal G. Frank, les régions touchées par la maladie des chauves-souris sont parmi les plus pauvres des États-Unis, tandis que les régions non touchées, qui servent de contrôle, ont un meilleur niveau de vie. Les données sur la pauvreté infantile ou l’accès au système de santé varient souvent d’un facteur deux.

« Les Appalaches et les massifs montagneux du Missouri et de l’Arkansas sont connus depuis longtemps comme des régions où l’espérance de vie est l’une des plus faibles des États-Unis et où la mortalité infantile est l’une des plus élevées », explique l’agronome Philippe Stoop. « Ce n’est pas la première fois que des études statistiques prétendent expliquer les inégalités géographiques de santé aux États-Unis par des problèmes environnementaux. Dans les années 2000, la tendance était plutôt d’expliquer la forte mortalité des Appalaches par la pollution aux particules fines », rappelle-t-il. « Depuis, les émissions industrielles de particules fines ont diminué, mais la surmortalité des Appalaches par rapport aux autres régions environnantes n’a cessé de s’aggraver. Plutôt que d’admettre que cela est très probablement dû à la pauvreté, certains continuent de chercher un bouc émissaire environnemental. »

« J’ai cherché à savoir si d’autres taux de mortalité pouvant être liés à la pauvreté et/ou à l’épidémie d’opioïdes, comme les taux de suicide, les overdoses, les accidents et la mortalité toutes causes confondues, évoluaient en fonction du syndrome du nez blanc. Ce n’est pas le cas », explique Frank. En bref, Stoop sourit : « les données vraiment pertinentes ont été laissées de côté. »

La fausse « augmentation » de l’utilisation des insecticides

Autre facteur de confusion : l’étude, contrairement à ce que suggèrent les articles de presse qui en font état, ne montre pas une augmentation absolue de 31 % de l’utilisation des pesticides dans les comtés touchés par l’épizootie, mais une augmentation « relative », c’est-à-dire une réduction plus faible de l’utilisation par rapport à la tendance générale à la baisse observée dans tous les comtés étudiés. Loin d’augmenter, l’utilisation des insecticides, comme la mortalité infantile, diminue partout, mais moins rapidement dans les comtés où la maladie s’est développée.

« Les coefficients positifs après la maladie signifient que les départements touchés s’écartent de la tendance séculaire à la baisse. Ils pourraient encore être en baisse, mais moins qu’avant », confirme l’auteur de l’étude. « L’élément important est qu’ils ont augmenté par rapport à un scénario contrefactuel d’absence de mortalité des chauves-souris. » Pour Philippe Stoop, « le plus drôle est que les données montrent aussi que dans les départements épargnés par le syndrome du museau blanc, l’utilisation d’herbicides (principalement le glyphosate utilisé sur les cultures OGM) a augmenté, alors que la mortalité infantile a diminué. Avec le raisonnement de l’auteur, on aurait tout aussi bien pu conclure que le développement du glyphosate a réduit la mortalité infantile ! En fait, en ne présentant que la différence entre départements touchés et témoins, l’auteur brouille le rôle des témoins, car on ne sait pas si l’évolution de la différence entre eux est due à une augmentation des premiers, ou à une diminution des seconds. »

Ce qui pourrait s’expliquer par une multitude de facteurs – agronomiques, climatiques, économiques, etc. – qui seront peut-être un jour étudiés, dans une approche « One Health »… Vraiment holistique ?


Anna

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