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« Les Paravents » de Jean Genet à l’Odéon, une saga tragique et burlesque sur la guerre d’Algérie, mais pas que

Réalisé par Arthur Nauzyciel, « Les Paravents » dure quatre heures. Mais quatre heures de théâtre magique, désastreux, carnavalesque, politique et poétique.

France Télévisions – Culture Edito

Publié


Temps de lecture : 5 minutes

Jusqu’au 19 juin 2024, sur la scène du Théâtre de l’Europe se joue Odéon Écrans de Jean Genet dans une mise en scène d’Arthur Nauzyciel. Sur scène, un grand escalier blanc, du marbre à graver la folie humaine.

Met tes souliers. Et danse! Danse! Dansez encore, madame. La fête est là”, déclare Saïd, le fils maudit qui sera le voleur et le traître de l’histoire. Cette invitation à danser quand tout détraque, tout se perd, résume les mots de Jean Genet. Écrit en 1958, en pleine guerre d’Algérie, le texte est un pamphlet contre les guerres, un récit onirique offert aux morts et une épopée de plus de 110 personnages. Des colons ridicules, des soldats exaltés, des putes irrespectueuses et un traître qui sera le seul à être sauvé. Indispensable en période de paix agitée.

Résumer les huit heures du texte original, réduites à quatre heures pour cette production, tout comme raconter les voyages des 110 personnages de cette pièce, serait illusoire. Voyons ce que cette tragédie burlesque n’est pas. Il ne s’agit pas d’un documentaire sur la guerre d’Algérie. Il ne s’agit pas d’un acte d’accusation contre l’armée française. Les soldats sont ridicules mais les indépendantistes ne sont pas idolâtrés. Les colons ventrus pensent encore que l’Algérie bénéficie des dons de la France, mais, comme des vieillards désespérés, ne se soucient que de leurs roseraies. Les patrons sont propriétaires d’esclaves mais les colonisés pactisent avec l’envahisseur. Même les putes se plaignent. La guerre entrave le commerce des corps et des plaisirs rémunérés. Les damnés sont misérables et puants, ils errent dans les décharges, la laideur est leur croix.

Jean Genet lui-même disait de sa pièce, en contrepoint : « Les Paravents sont une méditation sur la guerre d’Algérie”. Une méditation ou réflexion sur ses huit années dites longues”une opération de police” avant d’être déclarée en guerre. Une méditation aussi sur ces corps torturés, délabrés, disloqués, sur la souffrance et les tueries. Le théâtre de Genet est un théâtre de mots mais surtout de corps. Un théâtre de folie et de douleur. Après l’entracte, le spectateur entre dans le royaume des Morts. On rit, on bavarde, on se surprend en rencontrant notre assassin et en pactisant avec l’ennemi. La mort est la même quel que soit son ancien camp. Un rire fou envahit cette assemblée de fantômes. Petit à petit, lentement, le public embarrassé se soumet à la magnifique troupe et comprend que le rire du désespoir est la volonté de ce théâtre.

La scène est occupée par cet immense escalier blanc. Décoration unique et unique. Encombrant et beau. Saïd, le premier personnage apparu, apparaît au loin, sorti de nulle part. Il marche en équilibre instable comme sur un fil imaginaire. Nauziciel connaît son Genet et sait l’amour que l’auteur portait à son amant Abdallah Bentaga, jeune funambule qui s’est suicidé à l’âge de 27 ans. Genet a écrit pour lui : “Mais faites attention à mourir avant de paraître, et un mort danse sur le fil. »

Plus tard, toujours sur ces marches d’un temple du théâtre, d’autres personnages se tortilleront dans des pantomimes époustouflantes. Il serait injuste de citer tel ou tel acteur. Dans ce décor grandiose et minimal, c’est une troupe qui propose le langage de Genet.

Arthur Naucyciel a choisi Genet pour le plaisir du jeu et des mots. Il déclare dans le programme : “C’est une pièce qui célèbre le théâtre, qui célèbre son langage, ses corps, et qui invite d’une manière ou d’une autre au soulèvement, à l’insurrection. Le théâtre de Genet est un appel au changement, à la lutte, mais à la rêverie aussi.” Retour de la guerre, de la lutte qui a toujours été présente. Poétique et politique.

Genet sentait le soufre. Homosexuel, insoumis, alcoolique et toxicomane, enfant du public, il se dira maudit. Prostituée, il dit : « Pendant un temps, j’ai vécu du vol, mais la prostitution convenait davantage à ma nonchalance. J’avais vingt ans. Que son théâtre attire, aimer le scandale est donc naturel. Écrans sera l’un de ses symboles.

Le 21 avril 1966, le premier des Écrans, dans une production de Roger Blin. La guerre d’Algérie n’a pris fin qu’il y a quatre ans. Colonisateurs et décolonisateurs s’affrontent encore et cela durera encore longtemps. Ce n’est que huit jours après la première que l’Odéon s’enflamme et connaît un scandale comme le théâtre aimait en provoquer.

Face à face. L’extrême droite et les parachutistes qui accusent l’auteur et réalisateur d’insulter la Nation. Les soldats se sentent humiliés et ridiculisés. Ils sont. Le monde de la culture dénonce la censure et défend Genet. Daniel Cohn-Bendit recruté par l’Unef défend l’Odéon et se souviendra surtout de Maria Casarès qui lui a donné un baiser en remerciement. Deux ans avant 68 : l’Odéon comme précurseur du mois de mai.

Mais il faudra André Malraux en personne, ministre du président Pompidou, pour déclarer le cessez-le-feu de cette mini-insurrection théâtrale, au perchoir de l’Assemblée, le 26 octobre 1966. Prenant les opposants à la Écrans et à son auteur : “Cela donne, dit-on, le sentiment que nous sommes face à une pièce anti-française. Si l’on se trouvait réellement face à une pièce anti-française, un problème assez sérieux se poserait. Cependant, quiconque a lu cet article sait très bien qu’il n’est pas anti-français. Elle est antihumaine. Elle est anti-tout. Genet n’est pas plus anti-français que Goya anti-espagnol.

Antihumain autant qu’humain, anti autant que reflet de la vie des sociétés actuelles, Écrans mis en scène par Arthur Nauzyciel, sa troupe et le Théâtre de l’Europe Odéon est une leçon d’une histoire qui pourrait malheureusement très vite se répéter. A voir et à méditer comme disait Genet.

“Les Paravents” de Jean Genet, mise en scène Arthur Nauzyciel à l’Odéon, Théâtre de L’Europe. Jusqu’au 19 juin 2024.

Juliette

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