« Prévisions optimistes », économies « magiques », « risques récessifs importants », les économistes torpillent les estimations de déficit de Bercy

Suite à l’annonce par l’Insee des chiffres du déficit pour l’année 2023 (-5,5%), le Sénat a lancé une mission d’information sur la dégradation des finances publiques, compte tenu de son écart important avec les prévisions du gouvernement qui prévoyait un chiffre en baisse de 0,6 point (- 4,9%), expliqué principalement par une baisse brutale des recettes fiscales.

Ce mercredi 15 mai, les sénateurs ont donc reçu trois économistes éminents, afin qu’ils expriment leur point de vue sur ces chiffres. Qualifiant de « fortes erreurs de prévision », ils ont également critiqué le manque de prise en compte des travaux des experts, même s’ils se révèlent globalement moins optimistes. Globalement, ils appellent les politiques à « faire preuve d’une certaine modestie », compte tenu des incertitudes qui pèsent sur les prévisions macroéconomiques à moyen terme.

J’ai rarement eu l’impression que de 1997 à 2017, les gouvernements successifs prenaient en compte les travaux de leurs propres services économiques, sans parler des autres économistes.

Critique des méthodes de prévision des recettes fiscales

Premier à prendre la parole, François Ecalle, président fondateur de l’association « finances publiques et économie » (FIPECO) s’en est pris aux méthodes de prévision des recettes fiscales, qualifiées de « trop optimistes », par le Haut Conseil des finances. public, dans un avis publié le 17 avril. Un excès de prévision qui ne date pas d’hier si l’on en croit l’économiste, qui lorsqu’il était à la Cour des comptes, avait rédigé un rapport dans lequel il déclarait avoir « constaté que l’organisation du travail de prévision et les méthodes utilisées au sein du ministère des Finances n’avaient pas beaucoup changé depuis l’époque où (il) y travaillait. « Je ne suis pas sûr qu’ils aient beaucoup changé au cours des dix dernières années », note-t-il.

Des méthodes de prévision discutables, mais aussi peu de prise en compte des rapports des services propres de Bercy, comme la Direction du Budget ou la Direction générale du Trésor : « J’ai rarement eu l’impression que de 1997 à 2017, les gouvernements successifs prenaient en compte le travail de leurs propres services économiques, sans parler des autres économistes», regrette le président de la FIPECO, une association qui présente gratuitement des informations et des analyses sur les finances publiques.

« Nous n’avons jamais respecté ce que nous avons inclus dans les programmes de stabilité et les lois de programmation », accuse-t-il, soulignant que « ces 30 dernières années, les prévisions ont toujours été trop optimistes et toujours plus optimistes que les prévisions techniques du Trésor et du Budget ». .

« La seule année où il y a eu autant d’erreurs, c’est 2008 »

« (En début) d’année, un écart de 0,3 point de PIB est normal, au-delà, il faut s’interroger », s’est exclamé François Ecalle, à la fin de son discours. La remise en question, c’est précisément ce qu’a fait l’OFCE. S’il constate un « effet de surprise important pour l’année 2023 », Mathieu Plane note que, « historiquement, les erreurs de prévisions budgétaires concernent l’année t du projet de loi de finances (PLF) », dues principalement à des « erreurs de prévision de croissance ». qui sont « particulièrement fortes en cas de choc économique majeur imprévu ».

« Mais 2023 ne rentre pas dans ce schéma », observe-t-il, notant que pour l’année dernière, le PLF s’est trompé sur l’année n-1. « La seule année où il y a eu autant d’erreurs a été 2008. Mais en 2008, il y a eu une erreur dans la prévision de la croissance, ce qui n’est pas le cas pour 2023. » L’année 2008 a aussi été marquée par la crise des subprimes, qui a entraîné une baisse du PIB pour 2009. Pire encore, « si l’on corrige l’erreur de prévision de déficit de l’erreur de prévision de croissance, l’année 2023 est même la pire prévision de déficit pour l’année t-1 ». (car 2008 s’explique aux 2/3 par l’erreur de prévision de croissance).» A l’inverse, l’économiste note les « très bonnes surprises » en 2021 et 2022, par rapport aux prévisions gouvernementales, marquées par 3 années exceptionnelles en termes de recettes. « L’erreur est de penser que ce phénomène peut être permanent », ajoute-t-il toutefois. .

A ce propos, Mathieu Plane note que « sur les 0,6 points d’écart de déficit du PIB en 2023, ¼ vient de l’erreur de prévision des dépenses, ¾ vient de l’erreur de prévision des recettes », expliqué par « l’erreur importante de prévision sur l’impôt sur les sociétés et la sécurité sociale ». contributions ». Et ce ne sont pas les 10 milliards d’euros d’annulation de crédit qui risquent d’améliorer les choses : « Aujourd’hui, il y a un phénomène un peu magique, puisqu’on annonce des milliards d’épargne, comme si elles étaient totalement exogènes (de la croissance) », s’exclame-t-il. , appelant à « ne pas courir après un PIB nominal ». Même son de cloche chez Olivier Redoulès, directeur d’études à l’Institut Rexecode, qui pointe des « risques récessifs importants de coupes brutales dans les dépenses publiques », alertant sur le fait que « les coûts en termes de désorganisation peuvent être forts ».

On dit que Bercy est très fort, mais je pense que ce sont des conneries

« Est-ce qu’on nous ment constamment ? »

Autant de réponses qui ont semblé assommer les sénateurs, comme en témoigne la longue minute de silence qui a suivi l’intervention de François Ecalle. Premier à prendre la parole à la suite des trois interventions, Vincent Delahaye, sénateur centriste de l’Essonne, s’est déclaré « consterné que M. Ecalle puisse dire qu’il y a eu une non-communication des prévisions techniques à la Cour des comptes ». Il ne se déclare toutefois « pas surpris » par ces retards, critiquant la « mauvaise » documentation des prévisions de recettes depuis plusieurs années. Fustigeant les « 10 milliards de variation de TVA », le sénateur s’en prend vertement au ministère de l’Économie : « Ils disent que Bercy est très fort, mais je pense qu’ils ne valent rien », tonne-t-il.

A gauche, on se veut également très critique : « Est-ce qu’on nous ment constamment ? », demande le sénateur communiste du Nord, Éric Bocquet. Son collègue centriste Vincent Capo-Canellas, élu de Seine-Saint-Denis, regrette que la situation de la dette française ne soit pas prise dans sa globalité : « Le vrai sujet, c’est la situation budgétaire globale. Je me demande si nous ne nous concentrons pas sur un point de détail, certes majeur, mais qui n’explique pas tout », remarque-t-il.

Des questions qui n’ont pas manqué de faire réagir les économistes, qui ont enfoncé le clou : « En 2022, nous avons atteint un niveau record de prélèvements obligatoires, après avoir fait 50 milliards de baisses d’impôts et de cotisations sociales. Ce n’était pas normal. Le chiffre aberrant, c’est le taux de prélèvement et le déficit pour 2022. 2023, c’est un retour à la normale, et les services de Bercy l’avaient vu », fustige François Ecalle, qui constate que l’administration fiscale a les « mêmes moyens » que l’OFCE pour chiffrer. .

Une chute brutale des recettes qui a amené plusieurs sénateurs à se demander s’il était tenable de ne pas s’attaquer à la fiscalité. Une hypothèse qui « ne doit pas être écartée » selon Mathieu Plane, pour qui « si on veut être vraiment crédible, il faudra tout mettre sur la table et le documenter ».

« Le sujet clé, c’est la prudence »

Face à cette dégradation « surprise » des finances publiques, un terme revenait régulièrement lors des débats : « Prudence ». « Une prévision macroéconomique quasi exacte (croissance du PIB en 2023) peut conduire à surestimer les recettes », compte tenu de « l’incertitude importante » qui règne sur les recettes fiscales, explique Olivier Redoulès. L’économiste fait plusieurs propositions à cet égard, dont celle d’avoir « une certaine modestie » dans les prévisions budgétaires, afin de « réserver d’éventuelles bonnes surprises à la réduction du déficit ». Comme François Ecalle, qui demande de prévoir une marge d’erreur de « 0,3 point de PIB sur les recettes », Olivier Redoulès suggère un intervalle compris entre 0,2 et 0,5 point.

De la même manière, sur la prévision budgétaire à moyen terme, le directeur des études de l’Institut Rexecode conseille de « prendre des hypothèses prudentes », en raison de plusieurs phénomènes, parmi lesquels, le « risque d’apparition d’une crise » et « l’incertitude sur l’évolution du budget ». taux de croissance potentielle » (ou croissance optimale). Par ailleurs, il note que « l’effet des réformes est difficile à évaluer et à dater avec précision ». A ce titre, interrogé sur le calcul du zéro artificialisation nette (ZAN), il observe. que « nous ne savons pas comment l’évaluer, ce qui pose la question de savoir comment évaluer l’impact des réformes sur les finances publiques ». « Nous devons être prudents car même les réformes qui démarrent avec de bonnes intentions peuvent conduire à des effets indésirables », notamment en point de vue du « flux de réformes assez important qui complique l’exercice de prospective ». « Le sujet clé est la prudence », insiste Olivier Redoulès.

Une « prudence » que Bruno Le Maire jugeait « mère de toutes les vertus », au moment de l’examen de la loi de finances 2022. Pas sûr que près de trois ans plus tard, les sénateurs lui associeront cet adjectif.

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