“Si nos acheteurs publics étaient aussi patriotes qu’en Allemagne, nous gagnerions 15 milliards d’euros en plus du “made in France”, assure le spécialiste Olivier Lluansi.

On parle d’industrie avec Olivier Lluansi, enseignant à l’Ecole des Mines, ancien délégué aux Territoires d’Industrie. En 2023, le ministère de l’Économie lui confie une mission sur la réindustrialisation. Ses conclusions publiées en avril n’ont pas été rendues publiques, il en a donc fait un livre, Réindustrialiser, le défi d’une générationpublié par La Déviation.

franceinfo : Savez-vous pourquoi votre rapport sur la réindustrialisation n’est pas sorti ?

Olivier Lluansi : Tout d’abord, c’est un rapport que nous avons rédigé un peu collectivement. Même si je tenais la plume, j’étais entouré d’une vingtaine de personnalités, des industriels, des élus locaux et régionaux, un sociologue, un philosophe. C’est une réflexion collective. Et lorsque l’on demande à des personnes indépendantes une mission indépendante, il arrive que ce que l’on met en avant ne soit pas tout à fait agréable. Et c’est peut-être ce qui s’est passé. Je n’ai pas pu le confirmer, mais c’est ce que j’imagine.

Êtes-vous en train de dire que promettre une industrie à 15 % du PIB en 2035 n’est pas tenable et qu’il faut être plus réaliste ?

En fait, nous avions promis 15 % d’industrie en 2035. 15 %, c’est la moyenne européenne. Ce n’est pas un objectif qui, à long terme, est indécent. Au contraire, il faut le conserver sur le long terme. Aujourd’hui, nous sommes à 10%. Et ce que nous disons, c’est que dans 10 ans, nous pourrons peut-être rattraper la moitié du chemin. En tout cas, nous sommes ambitieux mais réalistes. Mais nous n’atteindrons pas la moyenne européenne pour des raisons assez simples : nous n’avons pas assez d’électricité décarbonée, il nous faudra beaucoup de foncier et nous nous sommes contraints, avec le principe du zéro artificialisation nette. Et il faudrait alors former bien plus de personnes que ce que nous sommes capables de former aujourd’hui aux métiers industriels.

Alors si on vise 12%, 13%, est-ce faisable ?

C’est exactement la conclusion à laquelle nous sommes parvenus. Sauf que 12% ou 13%, je ne sais pas si ça parle à beaucoup de monde, donc on a essayé de l’exprimer différemment. On dit que d’ici 2035, nous pourrions avoir une balance commerciale de biens équilibrée, c’est-à-dire que la France vendrait à l’étranger autant de produits manufacturés qu’elle en achète. Aujourd’hui, nous en avons -60 milliards et ces dernières années, nous avons oscillé, hors périodes Covid qui ont été terribles, entre -60 et -100 milliards. Cela montre encore le niveau d’ambition que nous nous fixons avec cet objectif.

Où est-il, concrètement ? Avons-nous endigué la désindustrialisation ?

Oui, nous avons stoppé la désindustrialisation à peu près à partir de 2009. Mais depuis 2009, présidence Sarkozy, états généraux de l’industrie, nous avons eu le rapport Gallois, les plans de Montebourg, France Relance, France 2030, plein d’outils politiques qui promettaient de nous réindustrialiser. Et le constat qu’on peut faire, si on parle en terme de PIB, qui est un des indicateurs, on est à plat, voire un peu en baisse. Nous avons créé des emplois industriels, 20 000 par an par exemple ces dernières années ; il aurait fallu en faire au moins trois fois plus pour être sur une véritable trajectoire de réindustrialisation. Nous sommes donc dans une sorte de faux plat, une décennie de stabilisation qu’il faut maintenant transformer.

« Après une décennie de stabilisation, nous devons transformer l’expérience et entrer dans une véritable trajectoire de réindustrialisation. »

Olivier Lluansi, professeur à l’Ecole des Mines

sur franceinfo

Comment y parvenir tout en rendant cette réindustrialisation compatible avec les enjeux environnementaux ?

Très clairement, il n’y aura pas de réindustrialisation si elle ne s’inscrit pas dans notre trajectoire environnementale. C’est une certitude. On ne réindustrialise pas pour réindustrialiser, pour planter des usines, on réindustrialise pour trois raisons : réduire notre empreinte environnementale (50% de notre empreinte carbone est importée), gagner en souveraineté, et créer une cohésion territoriale, avec de bons emplois et de la valeur ajoutée. Tels sont les objectifs de la réindustrialisation. Après, comment faire, c’est un autre aspect que nous mettons en avant dans cette mission, et qui s’éloigne un peu du discours qu’on a entendu auparavant. Nous disons que de nouvelles filières, des start-up, des gigafactories, sont nécessaires, c’est ainsi que nous passerons à la nouvelle génération. Mais cela ne représente qu’un tiers de notre potentiel de réindustrialisation.

Les secteurs disruptifs, c’est bien, mais il ne faut pas oublier ce qui existe déjà.

Exactement. Et les deux autres tiers sont en fait des projets de PME et ETI ancrés sur nos territoires. S’ils parvenaient à réaliser tous les projets qu’ils ont dans leurs cartons, nous serions aux deux tiers du chemin. Et on les a un peu oubliés au bord de la route. Nous les avons beaucoup moins aidés. Nous l’avons fait lors de France Relance, mais depuis, nous avons axé la communication sur les start-up, les gigafactories et les ressources publiques.

« Les start-up et les gigafactories sont essentielles pour l’avenir, mais ce ne sont pas elles qui feront toute notre réindustrialisation, elles ne suffiront pas. Nous devons aider les PME.

Olivier Lluansi, professeur à l’Ecole des Mines

sur franceinfo

On parle beaucoup du « made in France », mais en réalité, les politiques publiques et la commande publique suivent-elles ?

Le « Made in France » est essentiel. Nous ne produisons pas pour produire, nous produisons pour vendre. Donc un produit fabriqué en France doit trouver son achat, il doit trouver l’acheteur. Et le constat que nous avons fait, c’est que notre ordre public était moins patriotique que nous, consommateurs français. Quand l’État achète des biens produits en France, il achète proportionnellement moins que vous et moi. Ce qui est quand même un peu paradoxal et ce que nous avons souligné, c’est que si nos acheteurs publics, notre commande publique étaient aussi patriotiques que celle de l’Allemagne, nous gagnerions 15 milliards d’euros en plus du « made in France ». Ce chiffre de 15 milliards d’euros est élevé, mais il représente le quart de notre déficit commercial. Avec ce levier, nous réduirions d’un quart notre déficit commercial, que nous proposons de ramener à zéro en 2035. Ce levier est donc à la hauteur du défi et il n’est pas pleinement utilisé.

Un dossier très urgent sur la table du nouveau gouvernement est celui du budget. Face à l’état des finances publiques, la question des hausses d’impôts se pose, notamment pour les grandes entreprises. Quel est votre point de vue sur cette question ?

Nous disons que notre réindustrialisation est une priorité, car elle est une nécessité pour financer notre système social, pour notre projet de société. Compte tenu du contexte actuel, je dirais tout simplement de ne pas ajouter à ce que paient déjà les entreprises industrielles.

« Nous avons un problème de compétitivité fiscale par rapport à l’Allemagne et à l’Italie. Alors ne soyez pas autoritaire en augmentant les impôts.»

Olivier Lluans, enseignant à l’Ecole des Mines

sur franceinfo

En augmentant trop les coûts des entreprises, nous mettrons fin à tous les efforts que nous avons déployés au cours de la dernière décennie, si nous allons dans cette direction.

Ce nouveau gouvernement a un ministre délégué chargé de l’industrie, Marc Ferracci. Avez-vous un message pour lui ?

J’en ai deux et je vous les ai déjà un peu présentés. La première est de nous donner un objectif collectif ambitieux mais réaliste. Avoir un objectif politique est essentiel car il mobilise l’ensemble de la nation. Mais si on dit qu’on va aller sur Mars alors qu’on ne peut pas atterrir sur la Lune, à un moment donné, c’est décevant. Et puis le deuxième point est de rééquilibrer nos efforts pour favoriser le développement du tissu industriel existant, pour conserver et développer ce que nous avons, avant de réinventer ce que nous n’avons pas encore. Il faut le faire, il faut essayer, mais comptons déjà sur nos forces.

Elise

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