C’est l’histoire d’un jeune requin, tout de jaune vĂŞtu, avec seulement la nageoire qui dĂ©passe de son casque, et qui dĂ©vore toutes ses proies les unes après les autres. Tadej Pogacar a remportĂ© dimanche 21 juillet son troisième Tour de France, après les Ă©ditions 2020 et 2021. Une victoire avec plus de six minutes d’avance sur son dauphin Jonas Vingegaard, ce qui le place au mĂŞme niveau que Louison Bobet ou Greg LeMond, et une unitĂ© derrière Christopher Froome.
A seulement 25 ans, Tadej Pogacar a lui aussi rĂ©ussi un exploit que l’on croyait jusqu’alors impossible : remporter le Giro et le Tour la mĂŞme annĂ©e, Ă seulement deux mois d’intervalle. Avant lui, seuls sept personnes y Ă©taient parvenues, le dernier en date Ă©tant Marco Pantani, en 1998.
Une Ă©ternitĂ© et une autre Ă©poque balayĂ©es par le Slovène presque sans sourciller : six victoires d’Ă©tape en Italie, six autres en France, et une impression de domination irrĂ©sistible, lĂ oĂą les autres semblent avoir fini exsangues. « Avoir le maillot jaune, mĂŞme sans gagner une Ă©tape, aurait suffi Ă me rendre heureux. Alors en avoir dĂ©jĂ cinq en poche, c’est plus que ce dont j’aurais pu rĂŞver. »a rappelĂ© le Slovène samedi.
Cet hiver, le zĂ©bulon de Klanec a apportĂ© des changements majeurs Ă son programme pour adapter son corps Ă la succession des deux Grands Tours. « J’ai corrigĂ© certaines choses. Je n’ai pas repris l’entraĂ®nement en novembre avec les longues sorties, j’ai couru plus, j’ai fait de la kinĂ©. Je n’Ă©tais pas en grande forme au stage de dĂ©cembre. Mais tout s’est bien passĂ© jusqu’au Tour de France, je n’ai pas eu de mauvaise journĂ©e ni de malchance. »a expliquĂ© le maillot jaune vendredi.
« J’avais pour objectif d’atteindre mon meilleur niveau de forme pour le Giro, et cela s’est avĂ©rĂ© ĂŞtre un bon entraĂ®nement pour le Tour de France. »
Tadej Pogacar, triple vainqueur de la Grande Bouclelors d’une confĂ©rence de presse le 19 juillet 2024
Le Slovène, qui a portĂ© le maillot de leader pendant 39 jours cette annĂ©e, un record absolu, semblait sĂ»r de sa force, sans faiblesse apparente, contrairement aux annĂ©es prĂ©cĂ©dentes. Et ses performances ont fait osciller les observateurs entre admiration et stupeur. “Que dire, que dire… Il ne joue pas dans la mĂŞme catĂ©gorie que beaucoup d’autres dans le peloton. Il fait un Giro d’Italie Ă©poustouflant, on pensait qu’il y aurait une concurrence plus rude sur le Tour de France mais on voit qu’il termine avec la mĂŞme facilitĂ©.”a constatĂ© samedi matin StĂ©phane Heulot, directeur de Lotto-Dstny.
Avec 17 victoires d’Ă©tapes Ă son actif, il est dĂ©jĂ le huitième coureur le plus prolifique de l’histoire de la Grande Boucle. Cette annĂ©e, il a 21 victoires en 52 jours de course, soit un pourcentage exceptionnel de 40% de victoires. Le nouveau « Cannibale », carnivore sans pitiĂ© avec ses adversaires et notamment avec Jonas Vingegaard, avait lui aussi une revanche Ă prendre, mĂŞme s’il se gardait bien d’employer ce mot.
Battu par le Danois ces deux dernières annĂ©es, le Slovène a dĂ» s’avouer vaincu. L’an dernier, il avait Ă©galement souffert de sa chute Ă Liège-Bastogne-Liège. « Je n’ai eu qu’une seule journĂ©e difficile en 2022, et cela m’a coĂ»tĂ© la victoire. L’annĂ©e dernière, la raison de ma dĂ©faite Ă©tait ma chute, je n’ai commencĂ© Ă rouler que le 25 ou le 26 mai. La rĂ©alitĂ© est que je n’Ă©tais pas prĂŞt ni physiquement ni mentalement. »a expliquĂ© le Slovène vendredi.
PrĂŞt cette fois Ă 100%, contrairement au Danois, qui Ă©tait lui aussi Ă un niveau exceptionnel compte tenu de sa chute sur le Tour du Pays Basque, le Slovène n’a pas eu de scrupules. Il a Ă©parpillĂ© la concurrence dès la quatrième Ă©tape, et n’a jamais jouĂ© au grand seigneur pour faire avaler la pilule Ă ses rivaux.
« C’est le meilleur Tadej Pogacar et le meilleur pilote que j’ai vu dans ma carrière. »
Joxean Fernandez Matxin, directeur sportif de l’Ă©quipe UAE-EmiratesĂ franceinfo : sport
“Tadej Pogacar est le meilleur, fĂ©licitations Ă lui. Nous faisons partie des chanceux qui ont pu franchir un palier, car sinon il ne laisse pas grand chose aux autres. C’est son choix, bien sĂ»r. Mais je ne sais pas si cela contribue Ă sa popularitĂ©”Merijn Zeeman, le directeur sportif de Jonas Vingegaard, a criĂ© Ă HLN samedi soir.Jonas n’est probablement pas dans une condition idĂ©ale. C’est un peu comme Tadej l’an dernier, il est un peu fatiguĂ© et a du mal Ă rĂ©cupĂ©rer de ses efforts.”a dĂ©clarĂ© la veille le manager du Slovène, Mauro Gianetti.
Tadej Pogacar, comme Ă son habitude, n’a eu que de bons mots pour son dauphin, mais aussi pour Remco Evenepoel, en qui il a dĂ©couvert un alliĂ© pour tenter des offensives longue distance. « J’ai Ă©normĂ©ment de respect pour Vingegaard, Roglic et Evenepoel. Nous vivons un âge d’or du cyclisme, j’aime cette bataille constante entre nous, j’aime mĂŞme regarder les courses auxquelles je ne participe pas. Je pense qu’il est prudent de dire que toutes les courses de l’ère actuelle sont belles Ă regarder. »souligne le Slovène.
Une telle domination ne peut toutefois pas aller sans son lot de doutes qui font ressurgir l’ectoplasme de la tricherie, comme pour chaque vainqueur de la Grande Boucle : Chris Froome durant les annĂ©es Sky, Tadej Pogacar dĂ©jĂ en 2021, puis Jonas Vingegaard les deux dernières annĂ©es. L’Ă©pisode du monoxyde de carbone a encore agrandi le nuage de suspicion.
Plus que l’impression visuelle, ce sont aussi les figures de la montĂ©e qui ont retenu l’attention. Au Plateau de Beille, le trio du podium a raflĂ© le chrono de Marco Pantani en 1998. “Oui, c’est normal de douter, il faut laisser la lumière allumĂ©e. Emmanuel Kant a dit cette phrase : « Le plus grand tribunal que l’homme ait au plus profond de lui-mĂŞme, c’est sa conscience. » Ces gens-lĂ doivent avoir leur conscience.prĂ©vient Jean-RenĂ© Bernaudeau, le patron de TotalEnergies.
« Je suis un peu meilleur que ma version prĂ©cĂ©dente, j’ai plus d’expĂ©rience, je ne fais plus beaucoup d’erreurs. J’avais l’impression d’ĂŞtre la meilleure version de moi-mĂŞme. »
Tadej Pogacarlors d’une confĂ©rence de presse
Il n’en demeure pas moins que Tadej Pogacar n’est pas sorti de nulle part, et a connu une ascension fulgurante mais attendue. De quoi lui confĂ©rer l’indispensable prĂ©somption d’innocence. « Pour moi, Pogacar et Vingegaard sont des phĂ©nomènes comme il y en a tous les 10, 15 ou 20 ans. Il ne faut pas se poser de questions, je connais le travail qu’ils font. C’est physiologique : on peut faire le mĂŞme travail, on n’aura pas les mĂŞmes rĂ©sultats. » a notĂ© Julien Jurdie, directeur sportif de Decathlon-AG2R La Mondiale.
Que lui reste-t-il dĂ©sormais ? Aller chercher une quatrième victoire sur le Tour l’an prochain, dans un duel oĂą les deux rivaux seraient Ă 100%. Mais avant cela, peut-il envisager un improbable triplĂ© en remportant le Tour d’Espagne, chose que personne n’a jamais rĂ©ussi sur une annĂ©e civile ?Cette annĂ©e, il n’y a pas 100 mais 99% de chance que je ne sois pas Ă la Vuelta”il l’a dit lundi dernier.
Mais Tadej Pogacar l’a rĂ©pĂ©tĂ© : il aime Ă©crire l’histoire. Et l’occasion ne se reprĂ©sentera peut-ĂŞtre jamais. La probabilitĂ© qu’il y soit est faible, mais la probabilitĂ© qu’il la remporte est Ă©levĂ©e. “Je ne vois pas ce qui pourrait l’arrĂŞter en tout cas. Je n’ai pas le sentiment qu’il finisse dans un Ă©tat de fatigue très avancĂ©. Il est probablement l’un des plus grands talents de cette dernière gĂ©nĂ©ration.”conclut StĂ©phane Heulot.