Un détaillant de bière québécois en difficulté

Le marché de la bière vit sa crise d’adolescence au Québec. Rien de mieux pour illustrer cela que le détaillant Tite Frette et ses nombreux franchisés en faillite, qui ont perdu plus de 2 millions de dollars en 18 mois.
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« Les gens boivent moins. L’industrie est en difficulté», reconnaît Karl Magnone, patron du franchiseur granbyen.
L’homme d’affaires sait de quoi il parle. En 18 mois, son réseau de 53 magasins spécialisés dans la bière de microbrasserie locale a été réduit de moitié.
Tite Frette est un franchiseur qui ne possède aucun magasin. Au moins 13 franchisés ont fait faillite depuis avril 2022, avec des dettes accumulées de 2 057 212 $.
Dix autres commerçants viennent de se désaffilier de l’enseigne.
« Je ne peux rien vous dire », a-t-il immédiatement répondu à Journal l’une d’elles, Valérie Lamoureux, de Saint-Jérôme, lorsque nous l’avons jointe par téléphone.
Karl Magnone est connu dans le secteur pour envoyer de nombreuses poursuites et mises en demeure, affirment six sources proches du dossier.
« Je n’ai pas de déclencheur facile pour les mises en demeure. J’en ai envoyé un et un seul », répond le principal concerné.
Il reconnaît avoir envoyé des « mises en demeure » – de véritables poursuites – aux franchisés pour rupture du contrat de franchise.
De nombreux franchisés en faillite – notamment les jeunes familles – refusent de parler aux médias en raison de l’accord de confidentialité qu’ils ont signé avec Tite Frette.
Candy ou la sortie
Cette baisse de 43 % des magasins Tite Frette – de 53 à 30 – ne vient pas de nulle part. Les Québécois boivent moins depuis qu’ils subissent l’inflation.
« Mes ventes ont chuté de 30 %. Avant, les clients prenaient un paquet de 4, maintenant c’est deux canettes», raconte le propriétaire de l’ex-Tite Frette de Rosemont, à Montréal.
Philippe Boehm est devenu indépendant le mois dernier lorsque Tite Frette a proposé à tout le monde de quitter la marque.
Philippe Boehm a lancé une franchise Tite Frette dans Rosemont, Montréal, en 2021. Il fait désormais cavalier seul sous le nom de Le Ravitailleur suite à sa désaffiliation du réseau.
Photo Julien McEvoy
Le désir de diversification du franchiseur granbyois l’a amené à s’associer aux bonbons Sugar Daddy’s. L’Alsacien, qui s’est lancé dans la bière en 2021, ne souhaitait pas vendre de bonbons.
«Je vais essayer de me diversifier dans d’autres activités», suggère le propriétaire du Ravitailleur – son nouveau nom – qui vend déjà beaucoup de produits locaux.
Chez Tite Frette, nous pensons avoir trouvé le moyen de rester à flot avec la double franchise aux identités distinctes. Des bonbons d’un côté, de la bière de l’autre.
« Cela amène plus de clients dans le magasin. Les ventes augmentent d’au moins 50 %, le projet pilote est un succès », jure Karl Magnone.
Un contrat concret
Oui, les ventes ont diminué, admet Nicolas Ratthé, de l’Association des détaillants spécialisés de bière du Québec (DBSQ).
« Il faut appeler un chat un chat. Le marché local vit une crise d’adolescence et finira par croître», illustre celui qui dirige également la boutique Au Vent du Nord, à Sherbrooke, depuis 21 ans.
Mais les points de vente de Tite Frette, qui ne fait pas partie de la DBSQ et qui n’existe que depuis 2018, ont poussé comme des champignons, avec la pandémie comme engrais.
Puis boum, le retour à la normale a été brutal.
« Ils nous ont vendu du rêve avec des chiffres faux et non vérifiés », accusent trois franchisés en faillite dont nous ne divulguerons pas les noms pour leur éviter des ennuis.
Par exemple, Tite Frette exige de ses franchisés qu’ils vendent exclusivement des produits. « Ces produits ne se vendaient souvent pas et devaient représenter 15 % de notre budget, alors qu’en réalité, c’était plutôt entre 22 % et 30 % », raconte un ancien franchisé.
La dette moyenne des 13 franchisés en faillite atteint 158 000 $.
Le franchiseur demande au moins 25 000 $ – voire beaucoup plus – pour ouvrir un magasin. La vente se fait au travers d’un contrat de 100 pages.
Le journal consulté une copie du document.
Lorsqu’un franchisé fait faillite avec des dettes de 424 546 $, comme c’est le cas à Mont-Saint-Hilaire, Tite Frette peut quand même lui réclamer 25 000 $ pour rupture de contrat.
C’est ce que l’on lit dans l’article sur les effets de la fin du contrat. L’entreprise l’a également demandé à de nombreux franchisés en faillite, ce qui a eu le don de susciter leur colère.
Dans un autre article, on note qu’il n’y a pas de limite fixée à la caution du franchisé : il est personnellement responsable envers le franchiseur. Même si le franchisé est une société ayant une personnalité juridique distincte de celle de l’entrepreneur qui a acheté la franchise, cet entrepreneur devient responsable de toutes les obligations du franchisé.
Il est même prévu qu’en cas de faillite du franchisé, le garant devienne le nouveau franchisé. Il est également prévu que le garant soit responsable des engagements futurs pris par le franchisé (renouvellement ou modification du contrat).
8% des ventes
Lorsque les ventes ont commencé à chuter, en 2022, Tite Frette a embauché au prix fort Gildor Roy et Michel Barette comme porte-parole.
Les franchisés, qui devaient reverser 8 % de leurs ventes au franchiseur, sont alors tombés comme des mouches.
Dès que quelqu’un faisait un commentaire négatif sur les réseaux sociaux, Karl Magnone a adressé une demande de suppression sous peine de poursuites, affirment nos six sources.
« Non. C’est arrivé une fois, il y a très longtemps », précise le chef de Tite Frette.
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