Comment le silence autour de l’abbĂ© Pierre a-t-il pu durer aussi longtemps ? Le dĂ©sir de protĂ©ger l’image d’un homme sacrĂ©, le sentiment d’impuissance des victimes ont pu, selon les observateurs, contribuer Ă ce que personne ne s’exprime.
L’abbĂ© Pierre, dĂ©cĂ©dĂ© en 2007, est depuis juillet la cible d’accusations de violences sexuelles commises entre les annĂ©es 1950 et 2000, avec une nouvelle vague de tĂ©moignages dĂ©but septembre sur des faits extrĂŞmement graves qui, pour certains, pourraient ĂŞtre considĂ©rĂ©s comme des viols ou concernant des mineurs.
Vendredi soir, le pape François a annoncĂ© que le Vatican avait Ă©tĂ© informĂ©, au moins après la mort de l’abbĂ© Pierre, des accusations contre le prĂŞtre français, qu’il a dĂ©crit comme “un terrible pĂ©cheur”.
Ces paroles du pape “encouragent” “le travail de vĂ©ritĂ© et de clarification historique”, a saluĂ© samedi la ConfĂ©rence des Ă©vĂŞques de France.
Pour VĂ©ronique Margron, prĂ©sidente de la ConfĂ©rence des religieux et religieuses de France (Corref), « on ne peut pas sĂ©rieusement imaginer une seconde que cela ait Ă©tĂ© fait Ă l’insu de tous. Sur un personnage aussi connu, public et connu, c’est impossible. »
Mais il fallait sans doute “protĂ©ger la naissance de ce qui s’appellerait EmmaĂĽs”, a notĂ© Ă l’AFP la religieuse, selon qui “la figure de l’abbĂ© Pierre Ă©tait trop forte et le mouvement trop important pour dĂ©passer les dĂ©cisions de conscience personnelle”.
Adrien Chaboche, dĂ©lĂ©guĂ© gĂ©nĂ©ral d’EmmaĂĽs International, a estimĂ© le 9 septembre sur RTL qu'”il y a forcĂ©ment des gens qui savaient ce qui se passait, dans l’Eglise”, “le mouvement EmmaĂĽs”.
Depuis ces rĂ©vĂ©lations, il a lancĂ© une commission d’enquĂŞte et l’Eglise a ouvert ses archives.
– “Distributeur automatique de billets” –
VĂ©ronique Fayet, ancienne prĂ©sidente du Secours catholique, rappelle que l’abbĂ© Pierre a Ă©tĂ© d’une grande aide pour l’institution. « C’Ă©tait la machine Ă cash, pour le dire crĂ»ment » et « sans l’abbĂ© Pierre, les collectes auraient Ă©tĂ© un peu plus compliquĂ©es », ajoute-t-elle.
Car le prĂŞtre est devenu au fil du temps une icĂ´ne de la lutte contre la pauvretĂ©, immĂ©diatement identifiable avec sa cape et son bĂ©ret. DĂ©putĂ© dans les annĂ©es 1950, personnalitĂ© prĂ©fĂ©rĂ©e des Français pendant 16 ans, il fut mĂŞme au cĹ“ur d’un film Ă succès en 1989.
VĂ©ronique Fayet, qui fut elle-mĂŞme « chiffonnière d’EmmaĂĽs » dans les annĂ©es 1970, se souvient : « On avait 18-20 ans, et c’est vrai qu’il nous fascinait, il avait une voix forte, qui nous faisait rĂŞver d’une sociĂ©tĂ© juste, fraternelle, gĂ©nĂ©reuse. »
Elle ne se souvient pas personnellement de scènes exaltantes lors de son passage, telles que celles décrites dans certaines œuvres des années 1960. Mais elle dépeint un personnage devenu peu à peu « intouchable », voire « quasi-saint de son vivant ».
« Pour une victime, porter plainte contre un saint est impossible. Elle est presque certaine que cela se retournera contre elle, car elle parle en mal d’une personne qui est presque bĂ©atifiĂ©e », explique-t-elle.
– “C’Ă©tait Dieu” –
Le premier rapport du cabinet spĂ©cialisĂ© Egae, en juillet, relate ce tĂ©moignage : « J’ai l’habitude de me dĂ©fendre. Mais cette fois, c’Ă©tait Dieu. Que faites-vous quand c’est Dieu qui vous fait ça ? »
Dans son essai « EmmaĂĽs et l’abbĂ© Pierre » (2009), l’historienne du CNRS Axelle Brodiez-Dolino explique que le prĂŞtre Ă©tait « perçu extĂ©rieurement comme un leader charismatique » et « intĂ©rieurement sans aucun doute comme une icĂ´ne et une figure tutĂ©laire ».
Le prĂŞtre lui-mĂŞme avait Ă©voquĂ© des expĂ©riences sexuelles dans son livre « Mon Dieu… pourquoi ? » en 2005. « Consacrer sa vie Ă Dieu n’enlève rien Ă la force du dĂ©sir, et j’y ai parfois cĂ©dĂ© temporairement », confessait-il.
Un aveu qui a un goût amer avec le recul : ce qui était alors considéré comme une allusion au vœu de chasteté évoque aujourd’hui inévitablement des abus plus graves.
Mais le silence a prévalu. Ainsi, « on renforce le sentiment de toute-puissance, puisque malgré des actes au moins répréhensibles, pour utiliser un euphémisme, il ne se passe absolument rien », souligne Véronique Margron.
Un exemple de cette « toute-puissance » : des lettres rĂ©vĂ©lĂ©es par la cellule d’enquĂŞte de Radio-France montrent un abbĂ© Pierre menaçant dans des lettres celles qui l’accusaient d’agression sexuelle.
Personne ne s’exprimait alors, « par peur du scandale », expliquait Axelle Brodiez-Dolino dans Le Monde du 1er aoĂ»t. Elle rĂ©sumait ainsi le problème : « l’icĂ´ne Ă©tait plus utile sur son piĂ©destal ».
cg-mep/spe/er