Violence sexuelle au travail | « Vous n’avez aucun soutien »
«Il me criait des insultes à un pied de moi. J’étais appuyé contre le mur et je ne pouvais rien faire. Sans compter toutes les fois où il m’a frappé, m’a attrapé les fesses, m’a forcé à m’asseoir sur ses genoux. »
L’épisode, survenu après cinq ans de harcèlement, a plongé ce travailleur – qui a demandé à ne pas être identifié – dans une dépression majeure récurrente et un trouble d’adaptation avec humeur anxieuse-dépressive.
Il s’agit d’un accident du travail, a reconnu le Tribunal administratif du travail (TAT). Cette victime a cependant trouvé la démarche « difficile » – notamment les questions sur les abus sexuels qu’elle a subis 40 ans plus tôt, alors qu’elle était mineure.
Être entendue par une division spécialisée aurait été plus « approprié », estime-t-elle.
Le juge qui doit trancher est habitué à un accident du travail physique et non psychologique. Et il n’a pas connaissance de ces cas, et à quel point c’est aussi débilitant que si on vous coupait la jambe. Cela vous détruit régulièrement et pendant longtemps.
Une victime de violences sexuelles au travail
Une autre travailleuse nous a raconté s’être « figée » lorsqu’un collègue lui a montré une vidéo d’une agression sexuelle dans la navette qui les ramenait du chantier.
«Je l’ai vécu comme s’il s’agissait d’un avertissement qui me disait : « Hé, ça va être toi ! » »
Le TAT a reconnu son trouble de stress post-traumatique. Mais entre la plainte initiale à la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) et cette décision, il a fallu près de trois ans de procédures, déplore cette femme, qui souhaite garder l’anonymat.
« C’est extrêmement difficile parce que vous n’avez aucun soutien. Cela affecte tout le monde autour de vous. » Cet employé du BTP aurait voulu « de l’empathie », et ne pas entendre que « j’étais habitué à ça ».
Victimisation secondaire
Les plaignantes «s’engagent dans un processus médico-administratif épuisant» qui mène à «une médicalisation du harcèlement et de la victimisation secondaire», a constaté la chercheuse Célia Favre, qui a interviewé 10 femmes ayant postulé à la CNESST pour sa maîtrise en droit du travail.
« L’ensemble du processus était si lourd que c’était comme si cela les détruisait encore plus que le simple harcèlement », nous a expliqué M.moi Favre.
Soumettre les victimes « à des situations de minimisation ou d’insensibilité » constitue une « victimisation secondaire », a souligné la Commission chargée d’analyser les recours en matière de harcèlement sexuel et d’agression sexuelle au travail, dans son rapport publié au printemps.
Le Comité y propose « deux recommandations clés ». Premièrement, que « une formation de base en matière de harcèlement sexuel et d’agressions à caractère sexuel soit dispensée à tous les juges du TAT », ainsi que la « création d’une Division dédiée à l’audition des affaires impliquant des violences sexuelles ».
Québec devrait en somme s’inspirer de son nouveau tribunal spécialisé en violence sexuelle et en violence conjugale pour doter le TAT d’une telle division spécialisée, a recommandé ce comité de trois experts présidé par Mme.e Rachel Cox.
«C’est une avenue, ce n’est pas la seule», a déclaré le ministre Boulet en entrevue avec La presse.
« Je trouve ça dommage », a réagi Me Cox en entretien téléphonique. «Le ministre rate une occasion d’envoyer un message clair selon lequel les institutions du droit du travail feront désormais une place aux victimes de violences sexuelles. »
Qu’une minorité de cas parviennent à une décision du TAT n’est pas un obstacle, à ses yeux. « Petit nombre n’équivaut pas à peu d’influence », objecte ce professeur au Département de sciences juridiques de l’UQAM.
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M.e Rachel Cox
C’est comme la poule ou l’œuf : si les justiciables ne font pas confiance au TAT, ils essaieront d’éviter de s’y présenter.
M.e Rachel Cox
Le ministre du Travail a promis de déposer un projet de loi avant la fin de la session parlementaire, soit d’ici le 8 décembre. « Tout ce que je peux dire, c’est que ça s’en vient », a-t-il déclaré lors d’un entretien téléphonique la semaine dernière.
L’idée d’une division spécialisée au TAT fait partie d’un « certain nombre d’options » analysées, et « nous avons retenu l’option qui nous permet de répondre le plus efficacement aux objectifs visés par les trois experts », précise M. Boulet. .
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Jean Boulet, ministre du Travail
«Je suis préoccupé par la nature et la qualité de l’accompagnement, (…) de la conciliation et des personnes qui mènent la conciliation. Je m’inquiète de la possibilité qu’il y ait une conférence préparatoire (et) de la connaissance des juges administratifs qui entendraient ce type de dossiers, a ajouté le ministre. Au fond, ce sont les objectifs qui ont été visés par les trois experts, et auxquels j’ai veillé à apporter la réponse la plus adéquate possible. »
En attendant, « la victime n’est pas entendue de manière sensible et n’est pas du tout au centre du processus », nous a expliqué une intervenante qui a requis l’anonymat car son cas est toujours devant le TAT. Une chambre spécialisée changerait « tout », a soutenu cette femme, donnant l’exemple du nouveau tribunal spécialisé pour les violences sexuelles et les violences conjugales. « Nous ne sommes pas une sous-catégorie de victimes, nous avons droit à la même bienveillance qu’une victime du droit pénal ! »
Apprendre encore plus
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- Les femmes sont deux fois plus susceptibles que les hommes de déclarer avoir été victimes d’un comportement sexualisé inapproprié ou discriminatoire au cours de la dernière année (26 % contre 13 %).
Source : Statistique Canada
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- Près d’un quart des communications verbales ou non verbales inappropriées vécues au travail ont eu lieu en dehors du lieu de travail (bar, restaurant, hôtel, centre de conférence).
Source : Statistique Canada
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